Sampuru, le manger en plastique
Au Japon, les restaurants ont presque tous des vitrines dans lesquelles vous trouverez de la nourriture en plastique. Ces faux plats exposés donnent un aperçu rapide du menu de l’établissement depuis la rue et sont bien souvent criants de vérité. Incontournable, intriguant et fort pratique, le manger en plastique nippon est surtout une industrie colossale qui représente chaque année plusieurs milliards de yens et dont l’impact environnemental est considérable.
Présenter son menu à l’aide de faux plats disposés dans une vitrine, c’est une idée qui ne date pas d’hier au Japon. Le pionnier en la matière, c’est Takizo Iwasaki, un industriel inspiré par de la cire chaude qui avait dégouliné sur son tatami. Il décide, en voyant le résultat, de se lancer dans une sculpture en cire et réalise une omelette fort convaincante. Il en tire ensuite un moule en 1917, dans la préfecture de Gifu. Il lui faudra un certain temps pour trouver quoi faire de ses omelettes en cire, car l’invention n’a pas encore vraiment de raison d’être ni de clients potentiels.
Durant quinze ans de réflexion, d’études de marché et de marketing avant l’heure, Iwasaki va s’orienter vers le secteur de la restauration, et se rendre à Osaka, « la ville où l’on mange trop » selon les Japonais. Là, il présente son omelette comme un modèle d’exposition pérenne que les restaurateurs peuvent montrer à leur clientèle. Il parviendra à vendre son concept et son omelette en série à quelques restaurants séduits par l’idée de mettre leur spécialité en vitrine.
De l’omelette en cire à la pizza en plastique
En 1932, Iwasaki est confiant dans son nouveau produit qui plaît de plus en plus et décide d’étendre son savoir-faire au-delà de l’omelette. Pour cela, il fonde Iwasaki Be-I / イワサキ・ビーアイ, la première compagnie productrice de nourriture en cire.
Il faut donner un nom chic et choc au produit, ce sera Shokuhin-Sampuru / 食品サンプル qui pourrait donner, en français, quelque chose comme « nourriture d’exposition ». En anglais, on traduirait cela par « food sample », le mot sampuru – ou sanpuru, c’est selon – étant une transposition directe du terme anglais avec une prononciation japonaise.
Aujourd’hui, Iwasaki Be-I est toujours le leader du sampuru ; il détiendrait 50 à 60% des parts de marché. Les usines sont encore – du moins la plupart – dans la préfecture de Gifu, plus exactement à Gujō, et fabriquent chaque jour des nouilles, des pizzas, des poissons frais et autres chips en plastique. Car la cire a dû être abandonnée. En effet, elle perd rapidement sa couleur et a tendance à fondre et se déformer sous la chaleur de l’été qui est amplifiée par les vitrines.
La grande révolution du sampuru a lieu dans les années 1970, avec le boom du plastique. Créée à base de chlorure de vinyle, un gaz extrêmement toxique dont la polymérisation donne le PVC, la nouvelle matière offre une souplesse incomparable et permet toutes les extravagances.
Décrochements, froissages et transparence
Non seulement le résultat est bien plus réaliste et appétissant qu’avec la cire, mais on a accès à un nouveau rendu : la transparence. On peut donc créer des modèles de boissons aussi bien que de plats et aller beaucoup plus loin dans l’exploitation de la matière.
Aussi, grâce une nouvelle souplesse associée à une solidité à toute épreuve, la forme n’a plus de limite. Décrochements, froissages, le design des sampuru va pouvoir évoluer et proposer des modèles de plus en plus variés et originaux, comme des parts de pizza flottant dans l’air et dégoulinant de fromage ou n’importe quelle demande farfelue de chacun des clients restaurateurs.
S’il y a des classiques, comme le bol d’udon ou de soba, les sushi tokyoïtes typiques ou les gyoza, il y a également des plats propres à chaque établissement à créer sur mesure. Et en ce qui concerne les classiques, pour éviter que le Japon entier présente le même bol de nouilles en plastique, chaque restaurant pourra obtenir une légère variante, avec quelques brins de ciboule comme ci comme ça en plus, un morceau de gingembre par là, de la mayonnaise ici.
Les tout nouveaux moules à sampuru dernière génération sont en silicone, ce qui permet encore plus de flexibilité et une adaptation et personnalisation constantes des modèles. On trouve donc de tout dans les vitrines, de l’assiette la plus ennuyeuse à la pièce montée outrancière constituée d’une pizza surmontée de spaghetti bolognaise couverts de choux à la crème, avec un étage final en mayonnaise, oui c’est la vérité, cette pizza existe, je l’ai vue à Harajuku.
En vidéo, la fabrication du sampuru
Tout le processus de fabrication n’est pas automatisé ; chez Iwasaki Be-I, certaines pièces sont réalisées à la main par les 330 employés dont certains sont peintres à temps complet, réalisant des dégradés dignes de trompe-l’oeil sur des morceaux de viande moulés, si vous voulez jeter un oeil à la fabrication, vous pouvez regarder la vidéo ci-dessous.
Vous remarquerez qu’on ne vous livre pas toutes les ficelles dans cette vidéo promotionnelle. L’explication est simple : il y a peu de fabricants de sampuru – les deux principaux, Iwasaki-Be-I et Maizuru écrasant les autres – et le marché est extrêmement concurrentiel. A tel point que les compagnies ne livrent jamais publiquement leur bilan annuel ni leurs recettes de fabrication, et qu’il n’existe aucun syndicat ou association de professionnels dans ce secteur.
Quand la pérennité des produits tue l’industrie
Officiellement, le marché national total du sampuru représenterait 8,5 milliards de yens annuels, ce qui équivaut à environ 85 millions d’euros. Quand on considère le nombre de restaurants au Japon, cette somme paraît dérisoire.
Pour information, Tokyo compte 80 000 restaurants, soit dix fois plus que Paris, cinq fois plus que New York, et les autres villes nippones ne sont pas en reste ; de plus, la plupart de ces établissements sont équipés de nombreux sampuru.
Alors pourquoi le marché est-il si raisonnable ? Certainement pas à cause des prix, qui sont très élevés. Un petit poisson peint à la main, c’est 189 900 yens chez Iwasaki Be-I, soit 1 900 euros.
La véritable explication, c’est la durabilité des produits. Avec le plastique, on obtient des modèles qui dureront jusqu’au siècle prochain.
Contrairement aux restaurants français, les petites enseignes japonaises ne changent généralement pas leur menu régulièrement. Les classiques sont les mêmes depuis un siècle ou plus, et resteront les mêmes pendant encore un siècle. Et même si le restaurant ferme, le repreneur pourra racheter ses sampuru qui ne seront pas perdus pour tout le monde. Bref, les fabricants sont pris au piège de la pérennité et leurs produits n’ont jamais besoin d’être remplacés.
Appétissant, le sampuru ?
Voilà pour l’industrie. Du côté des usages, on peut se demander comment et pourquoi le sampuru s’est répandu aussi vite et aussi bien. En tant que touristes, on trouve ces dispositifs bien pratiques lorsqu’on ne parle pas japonais car on voit de l’extérieur ce que propose le restaurant, combien cela coûte et il suffit de le pointer du doigt pour le commander. Mais en dehors de cela, les sampuru nous paraissent souvent plus comiques qu’autre chose. On a du mal à imaginer en quoi le plastique est appétissant et ce que cela peut apporter à l’image de marque du restaurant, d’autant plus que les modèles ont en général quelques années et commencent à être sérieusement poussiéreux.
Il faut pour cela comprendre que les Japonais aiment l’efficacité et la prévisibilité. Pas de mauvaises surprises, on aura dans son assiette ce qu’on a vu en vitrine ; le sampuru permet de juger a priori de la qualité de la cuisine. Même dans certains très grands restaurants, le dispositif est adopté, alors que le Français moyen aura tendance à associer le plastique à une image toc, un peu cheap et certainement pas raffinée ou haut-de-gamme. De plus, on ne comprend pas bien comment cette matière inerte peut paraître appétissante, aussi magistrale soit la copie. Au Japon, c’est différent ; le modèle d’exposition est attractif et rassurant. Il renseigne en même temps qu’il fait saliver et agit comme une garantie.
Il existe un expression japonaise qui résume assez bien le concept : 眼で食べる日本人 / les Japonais mangent avec les yeux. Si la présentation d’un plat est primordiale, sa représentation en trois dimensions a un impact considérable sur le client potentiel, bien plus encore qu’une photographie.
Coelacanthe, héroïne et cocaïne en plastoc
On aime ici savoir à quoi l’on a affaire, et cela ne concerne d’ailleurs pas seulement la nourriture : les sampuru sont de plus en plus utilisés hors du secteur de la restauration, notamment dans les musées, pour reproduire des animaux empaillés comme des coelacanthes ou autres baleines grandeur nature. Ils visent également désormais le grand public, avec des magnets, bijoux de portable et porte clefs en forme de sushi ou de takoyaki.
Plus fou encore, le sampuru a trouvé sa place chez les policiers qui ont donné l’autorisation exceptionnelle aux fabricants de manipuler tout un tas de narcotiques pour les imiter. Ces drogues factices servent à former les employés des douanes et autres gardiens de la paix qui n’ont souvent pas la moindre idée de ce à quoi peut ressembler de l’héroïne pure par exemple.
Le sampuru est efficace, parfois drôle, souvent criant de vérité – à l’exception des aliments crus qui posent un grand problème de réalisme, le rendu étant difficile à copier – coûte une fortune mais dure toute la vie, et gagne même les marchés étrangers avec la Chine qui en achète de plus en plus, ainsi que d’autres pays d’Asie et même d’Occident. On pourrait donc se dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. Toutefois ces produits en plastique proviennent d’une industrie qui n’a rien de drôle ou sympathique.
Notre industrie est crado, et on l’assume
Le chlorure de vinyle utilisé dans la fabrication de la matière première est hautement toxique et fortement cancérigène. Il attaque le foie, provoque des spasmes vasculaires douloureux des extrémités et l’ostéolyse des phalanges – en bref, il casse les doigts, oui oui – mais tout cela ne concerne « que » les pauvres employés qui le manipulent à l’état gazeux et l’environnement des usines. Une fois solide, il n’en émane plus rien de dangereux à proprement parler, mais le produit pose bien d’autres problèmes. Et puis l’autre ingrédient de ce plastique, c’est le pétrole, donc on ne peut pas dire que soit une industrie très « verte ».
Le plus embêtant, ce sont les déchets industriels. Recycler les matériaux utilisés par les usines est complexe et très polluant, parfois même impossible. Le discours d’Iwasaki Be-I à ce sujet laisse songeur : « Les déchets ne pouvant être recyclés finissent à la décharge. Il y a un véritable et sincère effort pour prévenir notre impact environnemental dans la mesure du possible, » explique Koyu Co. Clean Service Cooperation, en charge de recycler les poubelles du leader du marché. « A l’avenir, en tentant de réutiliser les sampuru existants, nous avons pour objectif de devenir une compagnie respectueuse de l’environnement. » Ce que j’aime dans la langue de bois japonaise, c’est qu’elle est assumée, vlan.
Si vous voulez en voir plus, pousser des « oh » et des « ah », je vous invite à visiter les nombreux magasins de sampuru sur Kappabashi-dori à Tokyo, entre Ueno et Asakusa, où vous serez certainement pris de vertige ; le cas échéant, il suffit de vous balader dans n’importe quelle rue japonaise pour en voir dans les vitrines des restaurants. A Paris, la rue Sainte Anne possède elle aussi son lot de plats en plastique, histoire de faire couleur locale.
Et puis si vraiment vous y tenez, lors de votre prochain séjour au Japon, vous pourrez apprendre à en fabriquer vous-même en suivant un stage à l’usine. Au pire des cas, vous pourrez toujours faire mumuse avec de la Play-Doh et même – idée subversive – cuisiner en vrai, parce que le vinyle, ça ne se digère pas très bien.
Ton article est très documenté, bravo !
J’ai trouvé cela pratique (on voit ce que l’on va manger) mais tellement rarement appétissant ;)) . Merci pour cet article passionnant 🙂
En effet, cette pratique se répand de plus en plus dans les restaurants asiatiques de la capitale, et pas seulement rue St Anne. Personnellement, je trouve que justement, la surprise de savoir ce qu’on va avoir dans son assiette fait partie intégrante du plaisir quand on découvre de nouveaux mets… De plus ces bouts de plastiques (car ça reste cela) ne me semblent pas très appétissants…
Je découvre votre blog, c’est génial. Votre point de vue sur le monde donne envie d’explorer, de goûter,de réfléchir. Merci.
Merci beaucoup, je suis ravie que ça vous plaise ! Bonne lecture !
Superbe article ! Il sera en lien dans mon prochain article sur Tokyo 😉 (Et quelle belle idée)
Très chouette article. Personnellement, j’ai un faible pour les sampuru du pauvre, genre une choppe de bière peinte au marqueur et la mousse en polystyrène, mais l’article fait plaisir.
Bonjour,
savez-vous comment trouver des crêpes factices svp?
Je souhaiterai exposer des crêpes factices devant ma crêperie comme ils font au Japon? Connaissez-vous une boutique en ligne qui exporterai jusqu’en Europe?
Anthony