Nakayoshi shokudo ou la cuisine d’Okinawa
Il y a quelques jours, j’ai commencé à présenter les produits des îles du Sud du Japon dans cet article sur les étranges crèmes glacées locales. Aujourd’hui, on va plus sérieusement parler de cuisine. J’ai dégoté une petite cantine bien typique à Ishigaki, Nakayoshi shokudō. C’est l’endroit parfait pour une première approche des plats favoris d’Okinawa en général, et des îles Yaeyama en particulier. Nous allons le voir, c’est une cuisine étonnante, plus proche de Taïwan et des Philippines que du Japon.
Pour commencer, nous allons devoir faire un peu d’histoire et de géographie. Les îles Yaeyama se trouvent à l’extrême Sud du chapelet d’îles qui relie le Japon à Taïwan. Toutes ces îles, dont Okinawa, formaient autrefois le royaume de Ryūkyū. Comme tous les royaumes du Pacifique, il a une histoire assez funky qui me plaît beaucoup.
Une gastronomie riche de siècles d’échanges avec tout l’extrême Orient
Les premiers habitants du coin étaient selon toute vraisemblance des navigateurs austronésiens venus de Taïwan et des Philippines. Ils ont fait leur truc pendant des millénaires, on ne sait pas trop ce qu’il se passait par ici, les traces manquent. Au XVe siècle, la Chine a sérieusement commencé à s’intéresser à ce territoire ; au siècle suivant, les Japonais ont fait de même. Comme les habitants des îles Ryūkyū étaient du genre diplomate, ils ont joué ce coup comme des maîtres et ont réussi à garder leur indépendance en reconnaissant à la fois la suprématie des Chinois et des Japonais.
En échange d’un tribut, cette situation leur permit de développer le commerce avec les deux grands empires et tous les pays avoisinants. La Chine et le Japon n’étant pas totalement idiots, ils comprirent assez rapidement qu’ils ne bénéficiaient pas de l’exclusivité sur ces îles, mais finalement, tout le monde était très content.
Le Japon se fermait à cette époque et cette zone soi-disant chinoise, soi-disant japonaise et au final ni l’une ni l’autre permettait d’assurer les importations et exportations des deux pays, qui pouvaient commercer entre eux sans trop montrer qu’ils pouvaient s’entendre.
Ces petites îles leur offraient aussi un relais vers la Corée et tout le Sud de l’Asie-Pacifique : Java, le royaume de Patani (en actuelle Malaisie), le Siam, Malacca, etc.
Les opportunistes îles Ryūkyū ont ainsi pu garder une certaine indépendance durant des siècles, tout en multipliant les échanges culturels avec tout l’extrême Orient. Cette histoire est particulièrement visible au sein de leur patrimoine gastronomique, presque plus proche de celui de Taïwan et des Philippines que de celui du reste du Japon.
Bien sûr, l’influence japonaise a été intense à partir de la fin du XIXe siècle, époque de l’annexion des îles à l’empire du Japon, et l’occupation américaine du XXe siècle a elle aussi laissé des traces.
Cuisine tropicale et métissée
Bref, on trouve ici une cuisine assez métissée. C’est une histoire culturelle mais aussi une question de ressources : on trouve ici des ingrédients tropicaux qui sont les mêmes qu’à Taïwan et aux Philippines, proximité géographique oblige, et qui n’ont pas grand chose à voir avec ceux que l’on trouve à Tokyo. Allons manger chez Nakayoshi shokudō, nous découvrirons les plats favoris des îles Yaeyama, au Sud des Ryūkyū.
Nakayoshi shokudō / なかよし食堂, en gros, ça veut dire « cantine de l’amitié ». Un shokudō / 食堂 / しょくどう, c’est un petit restaurant familial sans prétention et pas cher du tout où l’on mange des choses simples. Une dizaine de plats au menu en tout, la carte ne change jamais, la cuisine est traditionnelle et populaire. Un repas complet avec plat, riz et miso coûte entre 400 et 500 yens, c’est-à-dire environ 4 euros. Bref, l’endroit idéal pour découvrir les spécialités régionales du Japon, et en l’occurrence, celles d’Okinawa.
Pour commencer, nous commandons le plat local par excellence, les Yaeyama soba / 八重山そば. N’y cherchez pas de soba classiques au sarrasin, ces nouilles-là n’ont rien à voir. À Okinawa, le sarrasin ne pousse pas ; les soba sont donc uniquement à base de blé, moyennement épaisses et très fermes. On les sert dans un bouillon clair au porc délicieux, avec des morceaux de poitrine de porc par-dessus et un peu de ciboule émincée. Le cochon, c’est une passion ici, comme dans beaucoup d’autres îles du Pacifique.
On mange les soba avec un peu de beni shōga, on peut voir ça sur la photo en tête d’article. Le beni-shōga / 紅生姜, c’est du gingembre taillé en allumettes et mariné dans du vinaigre sucré et coloré en rouge. Bref, c’est un peu comme le gari, le gingembre à sushi, sauf qu’il accompagne plutôt la viande cuite que le poisson cru.
Gōyā champuru : concombre amer, tofu et corned beef
Le deuxième plat que l’on nous sert est emblématique d’Okinawa au sens large et pas seulement des îles Yaeyama. C’est le gōyā champuru / ゴーヤーちゃんぷる, un mélange de plein de choses sautées dont l’ingrédient principal est la margose.
Pas de panique, j’explique les termes : champuru, ça vient de l’indo-malais campur (ça se prononce champour) qui veut dire « mélange ». Et la margose, alias gōyā / ゴーヤ dans la langue d’Okinawa et Momordica charantia en latin, c’est le truc vert sur la photo ci-dessus. Aux Philippines, on l’appelle ampalaya. C’est une cucurbitacée qui ressemble énormément à un concombre couvert de protubérances et dont la saveur est terriblement amère, d’où son nom commun de concombre amer. J’y consacrerai un billet un de ces quatre.
Dans le gōyā champuru, on a donc de la margose, des pousses de soja, du tofu, des oeufs, et l’ingrédient fétiche d’Okinawa depuis l’occupation américaine : du porc en conserve. Le porc en conserve, c’est pas bon, mais les Okinawaïens, les Hawaïens et les Philippins l’aiment d’amour. On trouve la marque américaine Spam et la marque danoise Tulip absolument partout.
Un condiment d’inspiration philippine
La petite particularité du champuru des îles Yaeyama, c’est l’ajout d’un produit qui est devenu une spécialité locale : le kamaboko / 蒲鉾, un type de surimi particulièrement fade.
Ces deux derniers ingrédients un peu crado mis à part, le gōyā champuru est ma foi plutôt bon. C’est forcément très amer, margose oblige, mais on s’habitue vite à ce type de saveur. Il y a à peine 5 ans, j’étais absolument incapable d’en manger, alors qu’aujourd’hui j’y prends un certain plaisir.
Pour relever ce plat – qui n’est pas épicé du tout – vous avez à disposition, sur la table, une bouteille d’alcool de riz dans laquelle marinent des piments. Ça, c’est un grand classique aux Philippines, et je ne m’attendais pas du tout à le retrouver ailleurs.
Soyons précis : ce qu’on trouve aux Philippines plus exactement, c’est du vinaigre pimenté. Là, c’est un peu différent : il s’agit d’awamori, l’alcool de riz local, mais le principe reste le même. On appelle ce condiment kōrēgūsu / 高麗胡椒 et on s’en sert pour relever un peu tous les plats, des soba de tout à l’heure au gōyā champuru, ça va avec tout.
Du gras, du gras, du gras
On sert le gōyā champuru avec du riz japonica et de la soupe miso garnie de ciboule émincée, de très fines lamelles d’omelette et de kamaboko. Le gras de l’omelette perle à la surface de la soupe, j’ai du mal à comprendre cette passion pour la graisse dans un climat aussi chaud, c’est riche, c’est bien trop riche.
D’ailleurs, il faudra que j’en fasse un billet tout entier : la cuisine d’Okinawa a subi de profondes transformations ces dernières décennies. Autrefois la plus saine du Japon, c’est aujourd’hui LA grande cuisine du gras, avec du porc et du porc en conserve à gogo, de la friture de tout (de surimi, de saucisses, d’oeufs à la mayonnaise…) et plein d’autres choses qui font bien suer quand il fait près de 40°.
Après tout ça, j’ai demandé « un truc sans porc », pour voir. On me sert donc un plat tout ce qu’il y a de plus japonais, sans lien direct avec Okinawa : des légumes sautés, en japonais yasai itame. Cette assiette, bien que classique au Japon, aurait tout à fait sa place sur une table taïwanaise ou cantonaise, ils aiment bien ce genre de choses.
Il y a là du chou, des oignons, des pousses de soja, des carottes, du tofu, des feuilles et tiges d’épinard moutarde. Bref, rien de particulièrement typique, dommage. Je pensais qu’il y aurait là-dedans de la courge cireuse, de la papaye verte, des fougères, de la margose ou des patates douces – en somme, des shima yasai, c’est-à-dire des légumes des îles – mais non.
Dans mon assiette sans porc, il y a du porc, parce que même sans porc il faut du porc, le porc c’est la vie. Et du kamaboko, on est aux Yaeyama, on n’y échappera pas. Ce plat est une fois de plus bien grassouillet.
La glace râpée, comme à Taïwan
Pour finir sur une note un peu plus rafraîchissante, nous commandons de la glace. Ce qui m’étonne, c’est qu’ils appellent ça ici zenzai / 善哉 / ぜんざい. Dans le reste du Japon, ce terme fait référence à une sorte de soupe de haricots rouges (azuki / アズキ / 小豆) sucrée. Mais dans toutes les îles du Sud, d’Okinawa aux Yaeyama, la soupe d’azuki vient avec de la glace râpée. La glace râpée, tiens tiens, ça ne vous rappelle rien ? J’en ai parlé l’an dernier à Taïwan : il s’agit du même dessert, plus ou moins exactement.
Ici, on nous sert la glace sur les haricots et non l’inverse. Dans le reste du Japon, ce dessert est appelé kakigōri / かき氷, et à Taïwan et en Chine, on lui donne le nom de bàobīng / 刨冰. Au Japon, la glace est râpée plus finement qu’à Taïwan. On a vraiment l’impression de manger de la neige, de la poudreuse même pour être précis, c’est incroyablement rafraîchissant. Les haricots rouges, très sucrés et assez lourds, donnent du corps à cette neige.
Voilà pour ce premier aperçu de la cuisine d’Okinawa. Vous remarquerez que nous n’avons pas mangé de poisson : il n’y en avait pas à la carte. Dans les restaurants populaires de ce type, il n’y a pas vraiment de produits marins, c’est réservé aux établissements plus chics ou plus franchement japonais. Les Okinawaïens, eux, sont de grands fans de viande, un peu comme les Philippins, même si la pêche est un pilier de ces deux cultures. En tous cas, il y a encore de nombreux produits et plats à découvrir ici, je n’ai pas fini d’en parler.
C’est intéressant comme tous vos billets mais celui-ci ne me donne guère envie pour une fois de tester la cuisine d’Okinawa!
Je profite de ce message pour vous demander une précision concernant le tofu dont vous parlez: dans les magasins bio parisiens que j’ai fréquentés, j’ai trouvé du tofu soyeux et du tofu ferme, deux produits voisins et dont pourtant les valeurs caloriques sont très différentes (50 calories aux 100g pour le tofu soyeux contre 150 environ pour le tofu ferme). Pourquoi une telle différence? Compte tenu de ce que vous dites de la cuisine « grassouillette » d’Okinawa, je suppose que le tofu de la soupe miso était du tofu ferme!
Bien à vous
Bénédicte
Chère Bénédicte, heureusement, la cuisine d’Okinawa ne s’arrête pas là, j’ai découvert une multitude d’autres plats vraiment formidables, à suivre dans les prochains articles. Pour cette histoire de tofu, la différence calorique n’est pas vraiment due à une teneur en matière grasse plus élevée, ou à peine : le tofu est en général très peu gras. La grande différence se situe au niveau de la densité du produit. Ce qu’on appelle en France « tofu ferme » est nécessairement plus riche à poids égal, car il a été pressé. C’est un peu la même chose que pour le fromage de chèvre frais ou sec. Mais sachez qu’il existe plusieurs qualités de tofu soyeux : on en trouve du ferme, du extra-ferme… C’est un vaste sujet très compliqué, le tofu.
Dans ma soupe miso, il y avait du surimi et de l’omelette, pas de tofu, mais il y en avait en revanche dans le goya champuru. C’était du tofu soyeux ferme. Probablement pas si calorique que ça au final, le goya champuru, à côté de ertaines autres spécialités locales, mais quand il fait 35° à l’ombre, ce plat vous plombe sans problème.
Le kakigori que j’ai goûté à Tokyo n’avait rien d’une « poudreuse »… Dans l’article que j’y ai dédié, je parle d’ailleurs justement des « snowballs » américains (qu’on trouve notamment à la Nouvelle Orléans) qui eux sont réellement comme de la neige, une expérience tactile qui nous plonge en enfance…
Peut-être que la glace pilée grossièrement que j’ai mangée n’est finalement pas la norme au Japon ? Ça me rassure un peu.
Normalement, le kakigori fait vraiment poudreuse, mais quand il a eu chaud puis re-froid, il s’agglomère, et on arrive à cette texture de snowball américain. Toutefois les cristaux de glace seront plus ou moins fins selon la méthode employée pour râper la glace et selon qui la prépare. Et puis le fait de verser du sirop par-dessus ou non change également beaucoup de choses… On voit bien sur cette photo la texture aérienne de la glace : http://tobidasu.files.wordpress.com/2009/07/fireworks-festival-008.jpg
Hummm… Dans cette photo, ce que je vois ce sont de gros filaments de glace pilée, c’est certes aérien, mais on imagine bien les morceaux croquer sous la dent.
Sur cette photo : http://blogs.kqed.org/bayareabites/files/2008/06/snowcone.jpg (bien qu’en basse définition), la glace est peut-être plus « compacte » en effet, mais ça ressemble d’avantage à ce que j’appelle de la poudreuse, de la neige, et quand on met ça en bouche ça fond instantanément, créant une sensation assez unique.
Mais effectivement, même à la Nouvelle Orléans, il vaut mieux connaître le papy qui a fabriqué sa machine à piller la glace dans les années 60 et qui délivre une finesse incomparable, que d’acheter son cone dans n’importe quel vendeur ambulant.
Pour le kakigori j’y suis allé un peu au hasard, et ne suis pas très bien tombé. (ce qui est tellement rare au Japon, que ça m’a particulièrement marqué)
Ça y ressemble encore plus effectivement quand la glace est au lait (ce qui est le cas sur cette photo (et c’était le cas dans certaines boutiques à Taïwan) http://www.lemanger.fr/index.php/la-glace-rapee-de-la-neige-pour-le-dessert/, avec de la glace à l’eau on est en effet plus dans le registre de la glace pilée, même si c’est très très fin 🙂
Je vous confirme qu’à la Nouvelle Orléans, il n’y a pas de lait dans la glace.
Ceci dit les desserts taïwanais (que je ne connaissais pas) m’ont effectivement l’air bien plus appétissant !
Tiens, hier j’ai mangé un cheesecake au thé vert, rue Sainte Anne, je n’en attendais pas grand chose et il s’est avéré très onctueux et équilibré.
Le Japon me manque…
C’est toujours joliment écrit et un réel plaisir de vous lire. Mais j’aurais écrit plutôt « soi-disant ». 🙂
Il reste que c’est très joliment écrit et que nous attendons avec une impatience non dissimulée les prochains épisodes.
Bisoux de Parix. 🙂
Merci, vous avez raison : j’ai corrigé ça. Encore beaucoup, beaucoup de billets à venir, j’ai accumulé assez de sujets en trois mois avoir de quoi écrire encore longtemps, et ce n’est pas fini !