Les goûts des autres
Chaque pays, voire chaque région a sa culture du goût. Le palais se forme de manière culturelle, même si bien sûr les préférences de chaque individu diffèrent. On peut ainsi observer des tendances dominantes propres à chaque culture, simplement en regardant l’offre des supermarchés, restaurants et autres boui-bouis. Pas besoin de microscope donc pour voir que les Etats-Unis sont fous de cannelle, que le Japon vénère le thé vert, les Pays-bas la réglisse, etc.
Aux Philippines, carrefour des civilisations malaise, chinoise, polynésienne, ayant connu la colonisation des Espagnols, des Japonais et des Américains, les préférences alimentaires sont complexes. Elles sont un mélange de toutes ces cultures, avec des traits extrêmement marqués.
Terminologie du goût
Avant de commencer, faisons un peu de terminologie. C’est promis, ce ne sera pas long, et nous en sortirons tous grandis. La langue française pousse aux abus de langage en ce qui concerne les termes de goût, d’arôme et de saveur. Mettons cela au clair une fois pour toutes. Le goût est un sens. Les saveurs primaires sont au nombre de quatre : acide, sucré, salé et amer. Certains y ajoutent une cinquième, l’umami, présente surtout dans la cuisine asiatique. Ce n’est pas l’avis du passionnant Hervé This, qui l’explique ici. Outre la sapidité, une multitude de saveurs « secondaires » existent : fraîcheur, astringence, piquant, etc.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les arômes. Ils sont perçus par rétro-olfaction. On emploie à tort le terme de « goûts » pour les qualifier, par exemple le goût de la fraise, un vin qui aurait un goût de bouchon… Les arômes peuvent être naturels, c’est-à-dire qu’ils sont directement extraits de l’aliment en question. Ils peuvent également être identiques naturels : on fera une synthèse moléculaire de substances aromatiques pour reproduire chimiquement un arôme à partir de différents substrats. On trouve aussi des arômes artificiels, dont une partie ou la totalité des molécules sont artificielles. Enfin, les arômes de transformation copient les réaction se produisant naturellement lors de la cuisson des aliments. Ils sont obtenus grâce aux réactions de Maillard.
De l’ail, du piment et du vinaigre
Ce sont donc les arômes dominants qui forment le palais de chaque culture. Les industriels et pros du marketing sont là pour les identifier et les proposer à leurs clients. S’il devait y avoir un arôme parmi les arômes aux Philippines, ce serait l’ail. Il est partout. Chips, cacahuètes, nouilles instantanées, pain, il a conquis tous les produits manufacturés, et se retrouve dans tous les plats emblématiques du pays. Il est utilisé sous sa forme originelle bien sûr, toutes gousse dehors, mais l’extrait naturel de l’ail sert également à parfumer à peu près tout ce que l’on peut trouver au supermarché.
Juste derrière l’ail, l’autre champion philippin, c’est le piment. Les deux vont d’ailleurs souvent de paire. Ils sont présents de la même manière, et dans le même type d’aliments et de préparations. Le petit piment rouge, au piquant très puissant, est le préféré des Philippins. Son cousin vert, nettement plus gros et moins puissant, est presque considéré comme un légume plus qu’un épice. Il est également très consommé.
Pour compléter la Sainte Trinité des arômes locaux, il y a le vinaigre. Là aussi, il est généralement utilisé avec ses deux comparses. On prend un vinaigre de canne, d’ananas ou de coco selon la région, et on y fait macérer de l’ail et du piment. On obtient alors ce dont tous les Philippins arrosent généreusement les viandes, les poissons, la friture, les oeufs, bref, tout. L’arôme de vinaigre est également très présent dans l’industrie agro-alimentaire qui propose des chips et une multitude d’autres snacks ainsi parfumés.
N’oublions pas le fromage, qui va très bien avec les huîtres, les frites, la viande, le maïs… Mais aussi les brioches sucrées, et pourquoi pas les crèmes glacées, si si, c’est vrai. Le fromage se consomme aussi bien salé que sucré. Mais pas le fromage blanc ou le fromage de chèvre, non, le cheddar. On le voit râpé un peu partout, mais la vraie star, c’est l’arôme fromage, une poudre orange fluo qu’on peut mettre partout. Et on ne s’en prive pas. J’ai acheté de cette poudre miraculeuse pour tenter de comprendre sa composition. Mais il n’y a pas de législation sur l’information des consommateurs ici. Sur l’emballage, aucun ingrédient n’est indiqué. Disons que c’est une poudre X, avec du colorant et un arôme bien artificiels.
Du raisin, de la mangue et de l’ube
Côté sucré, il y a des produits qui ne mentent pas : les sodas, les yaourts, les confiseries et les crèmes glacées sont d’excellents révélateurs d’arômes dominants. Là où nous avons un net penchant pour la fraise, le chocolat, la framboise, le café, le citron et l’orange, les Philippins préféreront logiquement leurs fruits locaux : la mangue, la noix de coco, la pastèque, le lychee, le durian et l’ube, en français igname ailée, qu’on pourrait prendre pour une patate douce d’un violet profond. Etrangement, certains fruits importés ont plus de succès que d’autres. En tête, on trouvera le raisin et le melon, sans oublier la fraise.
C’est donc la valse des sodas et bonbons au raisin, des yaourts à la mangue et à la noix de coco, des pâtisseries et des glaces à l’ube. Ce qui est amusant, c’est que nous sommes habitués à un code couleurs très précis, notamment dans les emballages de bonbons. Pour nous, un bonbon enrobé de papier orange est à l’orange; s’il est vert, il est à la menthe; s’il est rose, ce sera de la framboise, s’il est bleu, nous sommes un peu perplexes, bon, disons que c’est de la menthe alors, le vert doit être à la pomme; s’il est jaune, ce sera du citron. Ici, il faut se faire à de nouveaux codes. Le bleu sera souvent associé au melon. Le vert, à l’ananas ou à la pastèque. L’orange, c’est évidemment la mangue. Le rose, le lychee. Le jaune peut être le citron ou l’ananas… mais aussi le fromage.
Les grands absents : réglisse et abricot
J’ai tenté de repérer les grands arômes absents du répertoire gustatif des Philippins. Sans surprise, la réglisse n’est nulle part. La plupart des Asiatiques ne s’y font pas. Comme j’ai tendance à y vouer une passion, je me suis mise en quête de bonbons à la réglisse. Ce fut épique, ce fut dur, ce fut long. Ce fut presque vain. Mais dans un mall, j’ai fini par apercevoir, dans un assortiment de 50 parfums de Jelly Beans, quelques bonbons noirs. Ils étaient bien à la réglisse. La vendeuse m’a expliqué qu’ils les vendaient autrefois au détail, mais qu’ils ne parvenaient pas à écouler leurs stocks, personne n’en voulait. Ils ont donc cessé de les proposer à leurs clients. Les trois malheureux haricots présents dans l’assortiment déjà empaqueté étaient les seuls rescapés.
Je peux comprendre l’aversion des Philippins pour la réglisse, un arôme puissant et particulier. J’ai été plus étonnée de constater que l’abricot était lui aussi aux abonnés absents. C’est pourtant, avec la fraise, le roi de nos confitures, eh bien là-bas, la fraise a fait son chemin, mais l’abricot a été laissé en cours de route. A sa place, c’est confiture de coco et d’ananas à gogo, mais surtout beurre de cacahuète. Difficile de parler d’abricot et de réglisse ici avec la plupart des gens, de leur demander ce qu’ils en pensent, puisqu’ils n’y ont jamais goûté. Impossible de dénicher l’abricot, mais j’ai testé mes fameux bonbons noirs sur mes amies philippines, cobayes volontaires. Ils ont eu, contre toute attente, un franc succès auprès d’un large panel. Comme quoi le goût ne demande qu’à évoluer…