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A Pateros, où naissent les balut

Carlito Capco est dans le balut depuis sa naissance, il y a près de cinquante ans. Il a pris la tête de la plus grande fabrique artisanale de Manille, dans le quartier populaire de Pateros. Avant lui, son père faisait la même chose, et son grand-père aussi. Le savoir-faire philippin a été perfectionné pendant des siècles, et Carlito est fier de le faire perdurer. Ici, tout est fait à l’ancienne. La famille entière participe à l’élaboration des oeufs selon les procédés ancestraux.
En cinquante ans, une seule chose a changé : les Capco n’ont plus de canards. Autrefois il y en avait, plus bas, au bord de la rivière, mais le régime de Marcos a bouleversé les habitudes du quartier. Durant les années 70, en vertu de la loi martiale, tous ceux qui posaient problème à Manille étaient expulsés et s’entassaient à Pateros, alors une commune indépendante. Très vite, la surpopulation a eu deux conséquences : il n’y a tout d’abord plus eu de place pour les canards, car il fallait loger des hommes, et la pollution de la rivière n’a plus permis d’y élever quoi que ce soit.
Aujourd’hui, les oeufs sont importés de Pampanga et de Bulacan, deux provinces rurales qui fournissent la plupart des produits agricoles trouvables sur les marchés de Manille. Carlito en fait venir 30 000 par semaine. Des oeufs tout frais pondus, qu’il faudra ensuite tester à l’aide d’une lampe faite maison. A la lumière de l’ampoule, on regarde si l’oeuf a été fécondé. Si ce n’est pas le cas, on en fera des oeufs salés, voir l’article ici. Si l’on y aperçoit un petit embryon, ils seront couvés dans les incubateurs de la famille.
Couvés avec amour dans le riz et le bambou
Les oeufs fécondés doivent être couvés au chaud et à l’abri de la lumière. Ils sont placés dans des paniers tressés en bambou, entourés de glume de riz (l’enveloppe du grain), dans une pièce dédiée. Cette glume a d’abord été séchée, de manière à tuer toutes les bactéries susceptibles de contaminer la couvée. Dans chaque panier, on dispose dix couches d’oeufs, dont on testera régulièrement température, et que l’on tournera chaque jour de manière à ce que la température soit homogène.
Carlito n’est pas vraiment capable de me donner une température précise. Il a un geste pour vérifier la chaleur de l’oeuf : il le prend dans sa main et vient le coller contre son visage, au nord-est de la bouche, au sud-est du nez. Le geste paraît très tendre, presque paternel. Il faut que l’oeuf soit chaud au contact de la peau. Les canes ont une température corporelle de 41,1°. C’est à peu près ce qui est reproduit dans ces paniers en bambou.
Par deux fois, on vérifiera le développement de l’embryon à la lumière de la fameuse ampoule, d’abord au bout de 10 jours, puis au bout de 18 jours. Selon ce que l’on voit à travers la coquille, on classera les oeufs en différentes catégories.
Le balut de luxe, le balut manqué et Franck Ribéry
Il y a d’abord le penoy, celui dont l’embryon ne se sera pas développé. Pour ceux-là, on cessera l’incubation au terme des 18 jours. Vient ensuite le balut sa puti, le « balut première classe », le produit phare de l’entreprise familiale que les clients cherchent en priorité. Lui restera au chaud 21 jours. Enfin, on trouve des oeufs abnoy, anormaux en français, qui ont pourri. Ceux-là seront quand même vendus, et cuisinés brouillés.
Mon amie Al, qui est footballeuse, a tenté de m’expliquer ce que voulait dire abnoy précisément. L’anormalité peut être physique ou mentale. En gros, l’idée serait plus « dégénéré ». Pour confirmer que j’avais saisi le sens, je lui ai montré une photo de Franck Ribéry. Elle a d’abord ri, puis émue, m’a dit avec fierté : « tu es devenue une vraie Philippine. » Pardon, je m’égare.
Revenons à nos canards. Difficile pour Carlito d’estimer sa production. A chaque fois, il obtient un nombre différent d’oeufs fécondés, qui eux-mêmes ont un développement aléatoire. Il demeure tout de même le plus gros producteur de la région, exportant des oeufs jusque dans des provinces lointaines des Visayas. Depuis la grippe aviaire, impossible pour lui cependant d’aller vendre ses oeufs à l’étranger.
Une nourriture pour le corps et l’esprit
Bien qu’assez local, son marché ne cesse de grossir, à mesure que la population augmente. Et comme les concurrents cessent leur activité, ne trouvant pas de successeurs ou repreneurs car les jeunes s’intéressent à autre chose, son entreprise se porte très bien. Les vendeurs ambulants et autres commerçants du coin se fournissent pour la plupart chez lui.
Le balut est nourrissant et bourratif. Un seul oeuf contient plus de 180 calories. Avec un peu de riz, c’est un repas complet. C’est le dîner des travailleurs qui, après une longue journée très physique, ont besoin de reprendre des forces. Et puis ça ne coûte pas cher : 12 pesos (20 centimes d’euro) suffisent pour avoir de l’oeuf et de la viande dans le même produit, qu’on peut manger vite et n’importe où. Tope-là.
On vend aussi beaucoup de balut aux étudiants et écoliers. Il est considéré comme ayant des vertus pour le cerveau – « brain food », me dit Carlito. Il est donc largement disponible autour des établissements scolaires et dans l’enceinte des campus. Là aussi, les jeunes n’ayant souvent qu’un budget serré, le prix du balut en rapport à son apport calorique et nutritionnel en font une option très attractive.
Quant à Carlito lui-même, mange-t-il beaucoup de balut ? « Je ne vais pas manger dans le nid », dit-il en riant. La vérité, c’est qu’il en consomme environ trois fois par an. « Quand je suis invité… »
L’essence des Philippines dans la coquille
Le balut ici présent est un produit purement philippin. Si les Vietnamiens, les Cambodgiens et les Chinois en mangent aussi, non seulement il ne porte pas le même nom, mais le leur est également très différent. Ce n’est pas la même race de canards. Les Philippins élèvent des colverts, leurs voisins asiatiques se spécialisent dans une race qui ressemble plus à des oies, en termes de couleur et de taille. Du coup, l’oeuf est deux fois plus gros. « Et franchement, dit Carlito avec une grimace, c’est degueulasse ».
D’après lui, le balut est le mot de passe des Philippins pour se reconnaître entre eux à l’étranger. « Nous avons les mêmes traits physiques que les Indonésiens et les Malais », m’explique-t-il. « En se regardant seulement, impossible de savoir si nous venons du même pays. Mais si on prononce le mot « balut », seuls les Philippins se retourneront. » Il m’a conseillé de faire l’expérience à l’étranger. Je ferai ça, promis.
A part ça, toujours pas de balut pour moi aujourd’hui. On ne m’en a pas proposé, je n’ai pas non plus cherché à créer l’occasion. C’est un peu décevant, mais, à 9 heures du matin, il faut être sérieusement motivé pour déguster des embryons tout chauds. Je me suis contentée des oeufs salés, que vous pouvez découvrir en détail ici.
Vos article sont super bien faits et intéressants.
Pourtant Dieu sait que je n’adhère pas au fait d’avaler des embryons!
Mais chacun ses coutumes et habitudes, n’est-il pas vrai?
Bravo et merci pour les infos
Merci à vous, et bonne lecture, heureusement j’écris aussi sur des trucs moins déroutants 🙂
Alooors ??? A quand la dégust ??
J’ai testé l’œuf centenaire l’année dernière, ma prochaine étape c’est l’œuf couvé…Mais j’aimerais qu’il soit préparé « comme là-ba » et donc l’acheter à Paris chez Frère Tang pour le faire moi-même ça me répugne un peu…
Toujours aussi chochotte, je n’ai toujours pas essayé. Et chez Tang, quand on les achète, ils sont déjà prêts, il n’y a rien d’autre à faire que les ouvrir et les manger !
ooo intéressant ! Et penses-tu que les œufs couvés de Tang Frères soit le fast-food de l’œuf couvé ou je peux y aller les yeux fermés ?
Raa ça m’intrigue trop, j’ai envie de me lancer, mais j’ai aussi peur de les acheter pour…rien 😀
Je n’en ai aucune idée, mais par définition ce ne sera pas de l’oeuf bio. Je ne pense toutefois pas que ce soit grave, étant donné qu’aux Philippines, ce n’est pas du bio non plus, même quand ils sont faits de manière artisanale.
Et du coup, pas besoin de rajouter d’assaisonnement ?
Ça se cuit combien de temps ?
Que de questions pour un petit œuf…
Non, c’est exactement l’inverse : pas besoin de cuisson (enfin, on peut le tremper dans l’eau frémissante pour le réchauffer, mais il est déjà cuit), en revanche il faut l’assaisonner. L’oeuf est encore dans sa coquille, donc il est donc par définition encore nature car on n’a rien pu mettre dedans 🙂
Les Philippins utilisent du vinaigre de coco mariné à l’ail et au piment, Les Viets préfèrent du jus de citron, du sel, du poivre et des herbes (menthe notamment), au Cambodge c’est plutôt citron vert et poivre, bref, en général tout le monde s’accorde pour ajouter une touche d’acidité.
Super interessant cet article. Je me suis régalée à le lire, par contre je me suis bien moins régalée quand j’ai essayé ce fameux Balut le mois dernier. (preuve à l’appuie: https://www.facebook.com/photo.php?fbid=625908760792508&set=a.595746233808761.1073741831.558234967559888&type=1&theater)
C’est clairement la chose la plus immonde que j’ai mangé, ça croustille et on peut sentir des plumes. Le goût en soit est très similaire à celui d’un oeuf (un peu plus fort quand même) mais c’est la texture qui m’a dérangé.
En tout cas super de savoir d’où ça vient, comment s’est fait.
Merci