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Snack Pine, l’ananas pour les nuls
Il y a deux ans, je vous dévoilais l’art philippin de dompter les ananas et de les éplucher en beauté. Seulement voilà, cela demande du temps et une certaine expertise. Pour tous ceux qui n’ont pas la patience nécessaire, il existe une variété d’ananas pour feignasses dont Okinawa a fait sa spécialité : le Snack Pine, un fruit à l’écorce tendre qui se découpe sans couteau, simplement avec les doigts. Afin de comprendre comment cela est possible, faisons un peu de botanique et plongeons dans l’univers surprenant des ananas japonais.
Comme nous l’avons vu dans le précédent article sur le sujet, les ananas ne viennent pas du tout d’Asie mais d’Amérique. Mais ils se sont parfaitement acclimatés en Indonésie, aux Philippines et dans toute l’Asie du Sud-Est. Le Japon s’est quant à lui lancé tardivement dans la culture de l’ananas. D’après la légende, des fruits se seraient échappés d’un bateau hollandais et auraient dérivé jusqu’à l’île japonaise d’Ishigaki à la fin de l’ère Edo, mais c’est du pipeau.
En vérité, les premiers ananas sont venus grâce aux immigrés taïwanais dans les années 1920. Les plantations se sont multipliées, notamment sur Ishigaki et Iriomote, les deux îles japonaises les plus proches de Taïwan et les plus adaptées à cette culture. Là, entre 1950 et 1970, le commerce de l’ananas en conserve était en plein boom, mais en 1990, les lois japonaises ont changé, autorisant l’importation de conserves d’ananas étrangères, bien moins chères. Alors les fermiers nippons se sont de plus en plus spécialisés dans l’ananas frais.
Le Snack Pine, un Indonésien au Japon
Les variétés qui avaient été plantées jusque-là avaient été choisies et perfectionnées spécialement pour finir en boîte : on avait opté pour de tout petits calibres à la forme régulière et à l’écorce assez fine. Les commerçants nippons ont donc dû revoir leurs arguments commerciaux pour vendre leurs produits. Et ça, c’est quelque chose que les Japonais savent faire à la perfection. D’où l’invention du Snack Pine, l’ananas qui ne s’épluche pas, une invention marketing tirée d’un produit dont ce n’était au départ pas du tout la vocation.
En fait, les cultivars les plus répandus à Okinawa ont été choisis et croisés sur des critères bien précis : les consommateurs japonais veulent des fruits très sucrés et peu acides. Quant aux producteurs, ils veulent des petits fruits qui mûrissent vite. La variété toute désignée pour remplir ce cahier des charges, c’est l’ananas Bogor, développé comme son nom l’indique à Bogor, la Mecque indonésienne de l’ananas.
Quand ce petit fruit, autrefois uniquement réservé aux conserves, s’est retrouvé sur les marchés d’Okinawa, il a fallu trouver comment le vendre. Certes, il est sucré, peu acide et tout mignon, mais les autres variétés que l’on trouvait déjà à Okinawa avant lui le sont aussi ; cela ne suffit donc pas. C’est là que les commerçants japonais ont eu une idée de génie : ils ont remarqué que l’écorce peu épaisse et très tendre de l’ananas Bogor pouvait se déchirer à la main, et ont donc décidé de le rebaptiser Snack Pine / スナックパイン, et de fonder leur argumentaire commercial sur cette particularité insolite.
Un fruit multiple que l’on déconstruit
On peut manger un Snack Pine n’importe où, n’importe quand, sans avoir besoin d’un couteau ou d’une planche à découper. Il suffit d’en déchirer des morceaux à la main et de les croquer, en laissant l’écorce de côté. Ça, c’est du moins ce qu’on dit dans les brochures. Et c’est vrai. Le Snack Pine est effectivement très facile à ouvrir. Il faut forcément forcer un peu pour entamer l’écorce : on enfonce un doigt dans la chair du fruit, puis on fait céder chaque alvéole qui le compose une à une. Tout se détache aisément.
Cela est rendu possible par la structure-même de l’ananas, qui n’est en réalité pas un simple fruit mais une infrutescence. Au coeur de l’ananas, vous avez une tige ; le long de cette tige, des fleurs vont pousser, puis chacune d’entre elles donnera un fruit. On les voit distinctement sur la photo ci-dessous : elles sont rouges et en train de se faner.
Les multiples fruits de l’ananas qui poussent serrés vont fusionner pour donner la forme finale que nous connaissons. Chaque « écaille » à la surface de l’écorce d’un ananas, en forme d’alvéole, est un réalité un fruit distinct. Et les yeux (les petites touffes poilues, voire un peu piquantes) sont ce qu’il reste des fleurs.
Avec le Snack Pine, on mange donc indépendamment chacun des fruits qui composent l’ananas. C’est théoriquement possible avec toutes les variétés d’ananas du monde, qui sont naturellement « prédécoupées », mais le Snack Pine ou ananas Bogor est l’un des seuls à avoir une écorce assez tendre pour que l’opération soit possible à main nues.
Au fur et mesure que l’on retire les fruits un par un, la tige centrale apparaît ; lorsqu’on a terminé, il ne reste plus qu’elle. Comme elle est assez peu fibreuse, on peut croquer dedans et ne laisser que les feuilles. Quant aux fruits de l’ananas, séparés mais encore couverts d’écorce, on les croque eux aussi en laissant la partie non comestible de côté.
Bien qu’effectivement très doux et très bon, je n’irais pas jusqu’à dire que cet ananas est le snack idéal, pour une simple raison : il est extrêmement juteux, et en le décortiquant, on s’arrose copieusement d’un jus sucré et collant qui excite toutes les bébêtes d’Okinawa. En moins de deux, vous voilà couvert de fourmis, moucherons et autres réjouissances.
Un fruit vendu sur des stands… sans vendeur
Toutefois l’ananas japonais en général (et pas seulement le Snack Pine) a un grand avantage : contrairement aux autres fruits nippons qui valent des fortunes, il est très peu cher et largement disponible dans toutes les îles du Sud du pays. Aujourd’hui, la préfecture d’Okinawa produit environ 10 000 tonnes d’ananas par an, tous destinés au marché national.
Environ 40% de la production finit en conserves, le reste est vendu directement sur les marchés ou sur des stands assez géniaux que l’on trouve partout en ville et sur le bord des routes dans la préfecture d’Okinawa au sens large. On les appelle mujin hanbai jo /むじん はんばい じょ/ 無人販売所 en japonais, qu’on pourrait traduire par « point de vente sans vendeur ».
Sur ces stands, on trouve des ananas à 50, 100, 150 yens pièce et plus, selon le calibre (de 0,40 à 1,20 euros et plus, les moins chers étant minuscules). Tous les matins, le producteur vient déposer ses fruits et s’en va. Il n’y a aucun vendeur, juste des fruits posés là, à la portée de n’importe quel passant. Lorsqu’on veut acheter un fruit, on verse le montant indiqué dans une petite tirelire posée sur le côté, et voilà. Au Japon, tout le monde respecte la règle et tout va bien. Ce système est employé dans à peu près toutes les régions rurales du pays. En France, en l’espace de 4 secondes, les fruits et l’argent se volatiliseraient.
Sur les stands, il n’y a pas que des Snack Pine : la préfecture d’Okinawa cultive à grande échelle une dizaine de variétés d’ananas. Certaines d’entre elles sont particulièrement populaires, comme le Peach Pine, baptisé ainsi là aussi parce qu’il fallait trouver un argument marketing pour vendre un produit autrefois uniquement réservé aux conserves, et donc nouveau pour le grand public. Il est en effet censé sentir la pêche, mais ce n’est pas spécialement frappant. C’est un ananas encore plus petit que le Snack Pine, on le voit en photo sur mon stand de fruits ci-dessus. Il est très doux lui aussi, peu fibreux, très juteux.
Peach Pine, ananas jaune et ananas blanc
Et puis il y a des cultivars un peu plus robustes, plus volumineux, dont la chair et l’écorce sont moins tendres, mais qui à mon avis sont encore meilleurs que le Snack Pine et le Peach Pine, car leurs arômes ont plus de relief. Les fermiers du coin les appellent simplement « blanc » et « jaune » en référence à la couleur de leur chair. Mais la couleur n’est pas leur seule dissemblance. Quand on les regarde côte à côte, on voit combien ils sont différents.
Le blanc a une chair plus dense que le jaune ; on peut le voir sur la photo ci-dessus, il compte bien plus d’alvéoles, et donc de fruits. Aussi, ses feuilles sont plus courtes et recourbées, ce qui le rend plus facile à transporter. Sa forme évasée n’en fait pas un bon candidat pour la conserve, trop de pertes, alors que le jaune s’y prête, à condition de garder une assez petite taille.
Tous deux sont plus acides que les mini-ananas locaux, plus croquants, et un peu plus secs aussi. Sur l’île d’Iriomote, on peut les voir pousser un peu partout, dans certaines parties de l’île on trouve des champs à perte de vue, un peu comme à Hawaii. Ils sont peu fragiles et voyagent donc très bien jusqu’à Tokyo ou Osaka où ils seront vendus à prix d’or, en moyenne 5 à 6 fois plus cher que dans les îles du Sud.
Aucune chance cependant de trouver le moindre ananas japonais hors du Japon qui est entouré de pays producteurs – les Philippines en tête – pratiquant des prix imbattables. Pour comparaison, sur le marché de General Santos, région spécialisée dans l’ananas au Sud de l’archipel philippin, le fruit se vend en moyenne 20 pesos pièce, soit environ 30 centimes d’euro. Un Snack Pine au marché d’Ishigaki, île productrice au Sud du Japon, vaut 4 à 5 fois plus cher.
Impossible donc de manger un Snack Pine en France, à moins que la France se mette à importer des ananas Bogor d’Indonésie et leur colle le même argument marketing que les Japonais, sait-on jamais.
Vous m’en envoyez un par la poste, dites ?
J’ai déjà vu des petits stands comme ça en Allemagne (près de la forêt noire), j’y ai pêché une des meilleures salades que j’ai mangé, au goût incroyable d’artichaut.
Mais pour revenir aux ananas, ils ont l’air splendide, et je suis bien heureux d’être en train de taper mon message à l’écrit, car je serais bien incapable de parler avec autant de salive dans la bouche…
Alors ça ! Je ne vois plus aucun inconvénients aux ananas. J’en achète régulièrement mais la découpe est toujours fastidieuse.
C’est tellement « pratique ». On l’emmène sur la plage, dans son sac et hop. Fini.
Sans parler de prix, il en existe en France ?
Je ne savais pas qu’ils faisaient ça en Allemagne ! En même temps, ce n’est pas si étonnant quand j’y réfléchis, je me disais aussi que les pays germaniques – et par extension, scandinaves – étaient bien les seuls en Europe à pouvoir faire la même chose sans s’exposer à des pillages en règle.
Pour la poste, j’ai quitté Ishigaki, je suis à Tokyo ce soir, malheureusement 🙂 Mais le Sud du Japon vaut le déplacement, et pas seulement pour les ananas !
Je ne sais pas si c’est courant dans toute l’Allemagne, ou seulement dans le coin où j’étais (dont je ne me rappelle plus du nom), mais ça m’avait étonné à l’époque.
Pour la poste, pas de souci, je vous envoie par mail une liste de ce qu’on trouve à Tokyo ! 😉
very interesting! I don’t know if it’s the same but in the philippines the « baby pineapple » looks very similar. I used to eat these baby pineapples grown in silang, cavite. the color is yellow-reddish and it tends to be very sweet and juicy and not fibrous. It has been several years since I last ate one. I can’t remember if it peels as easily as this snack pine.
Surprenant.
Comme je suis bien nulle pour découper les ananas, j’aimerais bien en trouver des comme ça ici, ça doit être amusant à manger.
(Sinon, ça n’a rien à voir avec la nourriture, mais à Vienne, en Autriche, les journaux sont vendus de cette manière le week-end : dans des pochettes transparentes accrochées aux réverbères, avec une petite boîte pour glisser sa monnaie. En bonne Française, j’étais abasourdie de voir que cela marchait et que l’argent ne disparaissait pas. Évidemment, ça se passe dans un pays germanique, CQFD.)
Délicieux, (et instructif!)
J’ai découvert votre blog il y moins de 2 semaines,
On trouve en Europe depuis quelques années de nouvelles variétés dont un ananas blanc cultivé en Afrique de l’ouest (Bénin, Ghana, Togo) et vendu sous l’appelation commerciale « Pain de sucre » ( Sugar loaf en anglais) Sa forme est conique comme l’ananas blanc de votre article, toutefois sa couronne de feuilles est plus fournie.
C’est une alternative gourmande à l’ananas Victoria avec sa chair juteuse et sans acidité et sa tige à la fois tendre et croquante ( qui ne donne pas d’aphtes!).
C’est un fruit assez fragile, mais bien meilleur que tous ces fruits » ….sweet » qu’on trouve en toute l’année dans les hypermarchés.
Merci Hermann pour cette information ! Un ananas qui ne donne pas d’aphtes, j’ai très envie de voir ça. Et tout ce que vous m’en dîtes est très intrigant. Il va falloir que j’aille visiter le golfe de Guinée en fait…
Et pour info, au Bénin, et dans les pays voisins j’imagine, on peut acheter cet ananas blanc pelé et coupé à la demande.
Ils semblent bien pratiques ces ananas.
Dommage qu’on ne puisse pas en trouver en France.
Hello! Ravie d’avoir atterri sur ce blog par hasard : il est tout à fait passionnant et j’ai appris plein de choses ( notamment sur les kakis, ma grande découverte du moment ;-)) ….Quelle bonne idée d’aborder la gastronomie par le biais de l’ethnographie – à moins que ce ne soit le contraire 😉 !!! Pour en revenir à votre article, c’est bien dommage que ces variétés si originales n’aient pas encore percé en France – mais je reste pleine d’espoir, qui mangeait des kiwis il y a 40 ans ??? Quant au système de vente sans vendeur que vous mentionnez, il existe dans les campagnes britanniques sous le nom de » honesty stall » qui exprime bien le concept sous-jacent…. Merci encore pour vos articles fascinants, continuez à faire rêver la voyageuse gourmande que je suis … ( P.S : je ne dois pas être très douée, je n’ai pas trouvé le formulaire d’abonnement pour votre blog :-/ ….)
Merci Goustane !
Vous trouverez une petite icône RSS tout en haut de chaque page du site, à côté du champ de recherche. Il n’y a pas de newsletter, mais je tiens scrupuleusement à jour la page Facebook du blog et j’y livre les sujets en préparation, le « making of » des recettes, etc : https://www.facebook.com/lemanger.fr
Super, merci Camille ! Édito du 26/3 : devinez ce que mon adorable -et gourmande voisine – à déposé sur le pas de ma porte ??? Un ananas Pain de sucre dont parlait Hermann quelques commentaires plus haut ( acheté chez Grand Fr..s dans le 69 !!! Décidément la vie est faire de coïncidences inouïes , je n’en avais jamais ni vu ni même entendu parler, et hop, magique, sur ma table ce soir ….Vous devez avoir un p´tit quelque chose d’une fée ;-)) ! Très belle soirée et à bientôt , pour continuer à explorer votre passionnant blog …
Décidément, les grands esprits se rencontrent ! Alors, il est bon ce pain de sucre ?
Excellent, une révélation gastronomique ;-)) !!! C’est vraiment un fruit étrange, tout vert bien que parfaitement mûr, inodore, à chair vraiment blanc crème ….mais très juteux et sucré ! Et je confirme, pas d’aphtes à déplorer ce matin :-)) ……
Et pourtant, la pratique de la cueillette (de fleurs, notamment) ou de l’achat sans vendeurs se fait également en France.. en Alsace , plus précisément 😉
Bonjour!
Eh bien on apprend un tas de trucs sur votre site!
j’ai beaucoup aime tout ce que j’y ai lu sur la kaki;
Et là, je voulais juste dire que j’ai travaillé en Oregon (USA) dans une ferme de fleurs, et que nous avions un stand ou la vente se pratiquait avec ce même système de confiance que vous décrivez;
J’ai croisé ce type de stands le long des routes de campagne réguliérement; et je me rappelle m’être fait cette même réflexion a propos de la faisabilitee de ce genre de service en France…
on peut se demander ce que cela dit des francais ; )