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Courez au Dix-Huit !
J’ai entendu parler du Dix-Huit dès son ouverture, il y a peu de temps, car j’étais en contact avec son chef Aaron Isip depuis un petit moment. Je n’avais qu’une hâte : goûter enfin la cuisine de ce Philippin connu pour ses mariages de saveurs très fins mais très francs. Dès mon arrivée à Paris, direction le Dix-Huit donc, pour un déjeuner enchanteur mêlant avec brio le très français, le très philippin et des petites touches d’ailleurs.
Tout d’abord, un mot sur le nom du restaurant : le Dix-Huit se situe dans le 17ème, mais ce n’est une mauvaise blague pour brouiller les pistes. En fait, il se situe au numéro 18 de la rue Bayen, tout près de la place des Ternes. Et même si l’on habite à l’autre bout de la ville, il vaut le déplacement. La cuisine est délicieuse, le rapport qualité-prix est excellent, et la carte change un peu tous les jours. Pour ne rien gâcher, le cadre est agréable, notamment si l’on mange sous la jolie verrière au fond de la salle. C’est joli, c’est frais, c’est plutôt chic mais pas coincé non plus. Il y a de la place – 50 à 60 couverts en bas, une salle pour les groupes à l’étage – mais le restaurant a du succès, mieux vaut donc réserver quelques jours à l’avance.
Quant au cuisinier Aaron Isip, il mérite que je parle du lui assez longuement. Je le suis du coin de l’oeil depuis un moment car il est philippin et c’est le seul chef de cette nationalité à Paris, du moins à son niveau. À la Kitchen Galerie, je le savais spécialiste des sauces et bouillons, donnant une profondeur très asiatique aux plats ; chez Pan, il était maître de sa carte et osait de plus en plus de mariages heureux entre la gastronomie française et les saveurs d’Extrême-Orient. Et puis il est arrivé au Dix-Huit, repéré par le jeune gérant Julien Peret. La magie a pris très vite : le restaurant tout neuf a ouvert il y a moins de deux mois et pourtant Isip donne déjà l’impression d’y être chez lui.
Aaron Isip, cuisinier discret mais très doué
C’est un garçon timide Aaron, très humble, très doux, il n’est pas arrivé là grâce à sa grande gueule ou son look de rockstar. Non, il se trouve qu’il est extrêmement doué, et qu’il maîtrise des choses qui dépassent totalement bon nombre de cuisiniers parisiens, qu’ils soient français ou autres. Il y a de l’intensité dans son travail, de la complexité, un incroyable sens du goût et de la nuance. Les saveurs sont travaillées d’une façon très personnelle : c’est à la fois puissant et enjoué, acidulé. Ses mariages pleins de vie mettent du temps à se construire et se déconstruire dans la bouche et dans l’esprit. C’est chaleureux mais frais aussi, c’est fait pour les gourmands sans être lourd, et surtout, c’est très très bon.
Ce jour-là, c’est avec le grand Patrick Cadour que je partage le déjeuner. J’ai vu que le Dix-Huit proposait des accords faits pour Mister Cadour, comme une sauce tamarin-anchois, je lui en parle, il est aussi emballé que moi, et curieux en plus, car il ne connaît pas les Philippines et leur cuisine pleine de mariages terre-mer du genre. Nous prenons place dans la verrière baignée d’une lumière douce, nous regardons la carte et nous sourions déjà. En entrée, ce sera des couteaux aux asperges blanches et à la moelle de boeuf pour moi, et un tartare de veau à la sauce aux cacahuètes et aux herbes pour Patrick. Le plat principal, ce sera le même pour tous les deux : un thon à la plancha à la sauce vierge tamarin-anchois, la fameuse.
Les assiettes arrivent rapidement, c’est très joli, mais c’est surtout délicieux. Si un Français peut considérer ces plats comme très français – après tout ce sont des couteaux bien de chez nous avec des asperges bien de chez nous et un tartare de veau – si on connaît les Philippines, on ne voit qu’elles, mais c’est subtilement mené. Mes coquillages et mes asperges (tendres et croquantes, cuites dans du lait pour les débarrasser de la moindre amertume) se marient à la perfection avec de petites inclusions de moelle légèrement croustillantes. Mais la touche philippine qui tue et qui vient donner du peps à tout ça, c’est une mayonnaise légère et délicate au calamondin, ou calamansi en tagalog.
L’acidité bien gérée, un truc de Philippin
Ce petit agrume qui évoque un croisement entre le citron vert et la mandarine est indissociable de la cuisine de l’archipel asiatique. La mayonnaise est veloutée et acidulée, et l’acidulé maîtrisé à ce point, ça ne peut être que l’oeuvre d’un Philippin. C’est leur marque de fabrique, avec leurs vinaigres marinés et leurs agrumes fabuleux qui relèvent gaiement tous les plats.
Le tartare de veau de Patrick, que je goûte parce que Monsieur a l’air vraiment content, est une merveille : « la mâche est fabuleuse, » dit-il, et il a raison, c’est tendre mais il y a de la matière, et la sauce à la cacahuète et aux herbes vient enrober la viande avec douceur. Mais pas que. Les herbes mettent plein de vie dans tout ça, c’est complexe et ça marche du feu de dieu.
Et puis il y a une saveur plus forte, très philippine là aussi, qui donne du caractère à ce tartare : des petits poissons séchés. Aaron m’explique qu’idéalement, il aurait aimé que ces petits poissons soient des tuyo, de jeunes harengs que les Philippins font sécher, qui sentent très fort et goûtent très fort et très salé aussi. Mais des tuyo, il n’y en a pas à Paris, alors il a utilisé des anchois juvéniles. C’est sûrement plus abordable pour un palais français, et ça marche très bien. Il a déposé son tartare sur un lit de pickles de papaye verte ; aux Philippines, on appelle ça atsara ou atchara et c’est un condiment magique. Frais, vif, acide, sucré, poivré, aillé. Tout se marie parfaitement, pas de fausse note.
Aaron m’explique : « Je ne suis pas très technique, je fais vraiment une cuisine de saveurs. » C’est un chef gourmand, qui goûte à tout, partout. Il garde précieusement en mémoire les ingrédients qu’il assemble ensuite. Il cherche des accords, les trouve, les affine. Il travaille beaucoup, voyage beaucoup, et prend des cours de cuisine dans tous les pays qu’il visite, ce qui explique sa culture des saveurs impressionnante pour un jeune trentenaire.
Très bon, très fin, copieux et tarifs raisonnables
On passe au plat de résistance, le thon à la plancha, en photo plus haut. Il est cuit à la perfection. Pas trop, mais rien n’est cru ; je n’ai vu une cuisson de ce genre – le poisson en tranches épaisses a été saisi très fort mais a gardé tous ses sucs – que chez KaLui à Puerto Princesa aux Philippines, l’un de mes restaurants préférés. Grillé dehors, moelleux en profondeur, juteux, il est couvert d’une sauce vierge au tamarin et aux anchois, avec des câpres dedans, et des caprons aussi. La Méditerranée rencontre les Philippines et elles s’étreignent, elles dansent, elles font la fiesta. Patrick aime tellement qu’il a décidé de reconstituer la recette au plus près sur son blog, affaire à suivre.
Les légumes tout autour, ce sont différents choux asiatiques, des betteraves de toutes les couleurs et des ornithogales des Pyrénées. Ils sont cuits juste ce qu’il faut dans du beurre et un fond blanc de volaille, jusqu’à ce que le jus soit absorbé par les végétaux qui restent croquants. Aaron n’est pas chiche, les portions sont copieuses, c’est agréable. Souvent, quand la cuisine est aussi fine à Paris, on a juste de quoi goûter. Mais là, on mange pour de vrai. Pourtant, les prix restent très raisonnables – entre 10 et 12 euros pour les entrées, de 19 à 23 euros pour les plats, avec des formules déjeuner à 19 et 24 euros.
Comme nous ne sommes branchés desserts ni l’un ni l’autre, nous faisons l’impasse sur les douceurs, pourtant il y a des choses intrigantes, comme ce moelleux au chocolat, sauce à la bière et crumble aux amandes, ou la nage de fraises, longans et verveine. Nous prenons une assiette de fromage, parce que le pain est très bon et que ça nous donnera une excuse pour en manger. Et, ça fait plaisir, même les fromages sont excellents. Le cantal, c’est presque du beurre ; le camembert envoie comme il faut, affiné à point ; le reste, j’ai oublié ce que c’était mais c’était parfait.
Côté vin, Patrick semble content aussi, voici son avis : « La carte est serrée, j’y ai trouvé pas mal de titres qui sont dans ma bibliothèque perso. Les prix sont raisonnables, à l’instar de ceux des plats. Celui que j’ai bu en ta compagnie était un chenin, du Saumur blanc dont je n’ai pas retenu le nom, vu que je l’ai pris au verre. Très bien fait, avec un peu de sur-maturité qui lui permettait de bien répondre aux notes acides et salées des plats, tout en se fondant avec le gras de la sauce aux arachides de l’entrée, et le fondant de la de la bonite avec la sauce à l’anchois. Un peu trop complexe pour l’apéro où je préfère du plus vif avec une pointe marquée d’acidité. »
Le Dix-Huit en coulisses
Moi, je suis tellement emballée que je décide de retourner au Dix-Huit quelques jours plus tard, à l’heure du dîner cette fois, pour suivre Aaron en coulisses afin qu’il m’explique son travail. Immense cuisine au sous-sol, avec une équipe toute jeune et passionnée. Aaron s’éclate, c’est évident. Il parle de ses produits avec expertise et gourmandise ; j’avais trouvé sa cuisine enjouée, je m’aperçois qu’il l’est tout autant. Un cuisinier joyeux, ça fait des assiettes joyeuses.
Il m’amène à sa station de condiments et sauces magiques, toutes ces choses qui donnent tant d’âme à ses plats (ce ne sont pas des touches rigolotes pour faire pouet-pouet, non, ce sont les bases solides de ses mariages de saveurs). Il y a une sauce chimichurri, une invention argentine à base d’herbes en tous genres qui lui donnent sa couleur vert vif et qu’on utilise là-bas sur les viandes grillées. La sienne respire l’Asie – surtout le Vietnam – avec plein d’aromates de là-bas et du ngò gai, qu’on appelle « coriandre chinoise » en français parce qu’on est un peu bête, et que les Thaïs appellent « coriandre des Blancs » à juste titre, parce qu’en vrai ça vient d’Amérique et ça plaît beaucoup aux Latinos. Il y a aussi des pickles de radis roses façon atsara, des cerises confites et toutes sortes d’herbes fraîches.
J’observe sa cuisson en deux temps de la bavette Black Angus, d’abord cuite sous vide à basse température puis saisie à la poêle, sa pluma de porc ibérique fondante aux lentilles à qui les fameuses cerises confites sont destinées, sa bonite de Saint-Jean-de-Luz impeccablement cuite, mais le clou du spectacle, c’est une canette entière à partager (63 euros pour deux ou trois personnes). Rôtie à la perfection, peau dorée et croustillante, il la découpe et la sert dans une cocotte avec de beaux légumes d’ici et d’ailleurs, arrosée d’un jus adobo.
L’adobo, c’est un truc d’Espagnols, vous diront les Espagnols, mais c’est aussi très philippin. Les viandes sont cuites avec du vinaigre, de l’ail, du poivre et d’autres petites choses. La recette philippine existait déjà quand les Espagnols ont débarqué dans l’archipel ; ils ont cru reconnaître leur adobo et ont donc décidé d’appeler ça adobo aussi, mais il s’agit bien d’une recette indigène et non d’un apport colonial. Bref, le jus adobo de la canette d’Aaron est très fort en ail, doucement vinaigré – il a utilisé du vinaigre de riz japonais pour ne pas traumatiser les Français qui trouvent souvent le vinaigre philippin trop acide – et très très rond en bouche. Avant de refermer la cocotte, petit cadeau bonus : le coeur de la bête a été frit à point, il le dépose comme un petit bijou sur la peau brillante de la canette.
En entrée, on retrouve l’idée des couteaux de l’autre jour, mais en plus complexe, avec des chipirons, de la moelle de boeuf toujours, des radis en atsara, du gingembre mariné à la japonaise ou gari (la recette ici) et une sauce à base de pain grillé et d’encre. Parce qu’il utilise tout Aaron. Des chipirons, on dégustera la chair, l’encre et la tête, cette dernière étant frite et brisée en gros morceaux croustillants déposés sur cette composition très colorée. La photo est en tête d’article, à côté du portrait d’Aaron.
Bref, si ce n’était pas clair, il faut courir au Dix-Huit, parce que c’est bon et ça vous met les sens en éveil. C’est une vision très personnelle de la bistronomie moderne, sans verser dans le cliché ou le trop japonisant à tout prix. Et puis c’est une fenêtre sur la gastronomie philippine qui mérite d’être connue. Cuisine fusion ? « Je n’aime pas ce terme, me dit Aaron, au final c’est souvent confusion. On veut trop en faire en ça ne veut plus rien dire. » Parce qu’en plus de maîtriser les mariages de saveurs et de nous faire voyager, Aaron est un garçon intelligent. Allez-y, vous m’en direz des nouvelles.
Le Dix-Huit, 18 rue Bayen, 75017 Paris, fermé le dimanche et le samedi midi.
Très joli billet détaillé sur ce qui semble être une cuisine pensée, et de saveurs…
J’ai voulu y aller à midi mais c’était fermé.. Je vais retenter très rapidement.
J’en reviens à l’instant, et tout ce que j’ai à dire, c’est que c’était tout simplement parfait. Le menu était différent, mais c’était absolument délicieux, familier et intrigant à la fois ; une vraie réussite. A tel point que mon amie Laurence qui a pris les ris de veau a juré de ne plus jamais se laver les dents.
Merci pour cette adresse fantastique.
Je voulais y retourner à nouveau ce soir, une seconde fois, la première ayant été avec toi, et la seconde avec une copine de boulot, je m’étais dit que serait une idée pas bête pour la fête des papas (nota bene ;-)), mes girls adorent ce type de saveurs fraîches et subtilement asiatiques, et puis bon, y’a le bac lundi, et puis toussa, bref je reporte d’une semaine…
Du coup, je viens aiguiser ma frustration en relisant ton billet, et je me rends compte que tu as une écriture-caméléon, à la fois vive et capable de transparence pour restituer les couleurs, saveurs et ambiance d’un lieu ou d’un produit, parce que c’est exactement une pure restitution de ce restaurant ton billet, j’aurais écrit la même chose si j’avais été aussi doué…
En attendant, faut que je mette à rédiger ma recette avec le thon-tamarin-anchois, dans laquelle comme tu sais j’ai oublié les câpres, mais je vais la poster comme ça, le stock thon rouge va mieux mais pour autant je ne vais en cuisiner tous les jours… c’es bourré de métaux lourds quand-même.
Je complète ton billet si tu le permets avec les vins, la carte en est serrée, j’y ai trouvé pas mal de titres qui sont dans ma bibliothèque perso. Les prix sont raisonnables, à l’instar de ceux des plats. Celui que j’ai bu en ta compagnie était un chenin, du Saumur blanc dont je n’ai pas retenu le nom, vu que je l’ai pris au verre. Très bien fait, avec un peu de sur-maturité qui lui permettait de bien répondre aux notes acides et salées des plats, tout en se fondant avec le gras de la sauce aux arachides de l’entrée, et le fondant de la de la bonite avec la sauce à l’anchois.
Un peu trop complexe pour l’apéro où je préfère du plus vif avec une pointe marquée d’acidité, et en plus, j’en dû en prendre deux, le temps que tu arrives ;-).
Ah voilà un endroit où j’aimerais aller quand j’irai à P
il est partit tout seul mon commentaire — enfin, donc, quand j’irai à Paris. Merci pour la description enthousiaste et délicate.
J’ai un calamondin sur mon appui de fenêtre, qui se plait bien dans le climat rennais. Je lui voyais un intérêt surtout décoratif, mais qu’il tremble, à présent… je m’en vais le dépouiller pour ma prochaine mayonnaise, chic!
Wow, vous en avez de la chance ! Aux Philippines, il y en a toujours à table, c’est la base avec le vinaigre et la sauce soja. On met un peu de jus de calamondin et de sauce soja dans une coupelle, et on s’en sert pour saler et acidifier tous les plats. C’est vraiment le goût de là-bas… Et c’est aussi très bon en pâtisserie. Les mamon au calamondin – des petits gâteaux ultra-moelleux – sont une merveille. En granité et en sorbet, c’est rafraîchissant à souhait… Bref, il y a plein de choses à faire avec ces petits agrumes !
Merci de nous avoir fait découvrir cette véritable pépite du 17ème ! Nous y sommes allés hier midi, et…waouh! De la qualité et de la fraîcheur des produits: en veux-tu en voilà. La présentation des plats est soignée, vive et sans ambages. Le Chef manie avec une grande justesse les goûts et les textures, avec des ingrédients qui fleurent bon l’Asie! Et en plus, l’accueil est cordial, la déco a été faite avec goût… Hop dans mon Top 5 des restos à Paris. Encore merci! Oups, j’allais oublier…tout doux les prix!!!
Merci pour eux, je suis ravie que ce restaurant soit apprécié (je n’ai eu que des retours positifs, très positifs même, d’amis et de lecteurs) !
Bruxelles-Paris, ce n’est pas si loin, zou j’arrive!
Magnifique, 10/10
Même avec 5 années de retard, quel bonheur de découvrir ces rubriques culinaires qui mêlent désinvolture, simplicité et érudition d’une langue dont la justesse des mots ne fait jamais son intéressante. Bravo Camille ! Lire tes textes nous rend plus intelligents sans que nous ayons le désagréable sentiment d’avoir subi une leçon. On en redemande. J’apprécie, en particulier, tes chroniques nissardes qui empilent en strates colorées souvenirs, émotions, connaissances et cercle familial dans une belle alchimie méditerranéenne. L’accent sans les clichés, le soleil de la Grande bleue sans les stéréotypes. Chapeau bas !