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L’art de dompter un ananas
Mettez le Français moyen devant un ananas. Donnez-lui un petit couteau. Attendez un peu. Encore un peu. Bon, allons l’aider, il a l’air perdu – enfin, s’il n’a pas fait un carnage.
Françaises, Français, n’ayez pas peur. L’ananas ne vous veut pas de mal. Il peut être facile à peler si vous avez un peu de patience et de minutie. Le rendu sera d’une beauté exceptionnelle. Je vais vous livrer le secret philippin de l’ananas qui en jette. Et tant qu’on y est, on va regarder plus en détails ce fruit que nous connaissons très mal. Vous allez avoir de quoi briller dans les dîners mondains.
Déjà l’ananas, c’est un fruit multiple. C’est-à-dire qu’avant le fruit, il y avait plusieurs fleurs, qui n’ont formé qu’un seul fruit. Vous voyez les fameux yeux de l’ananas, ces points marrons et poilus qui parsèment son écorce et nous causent bien du mal à l’épluchage ? Ce sont les restes des fleurs. Il y a la même chose sur les fruits du mûrier platane, ou sur les fraises : ce sont aussi des fruits multiples. Oui, ça commence fort.
Ensuite un ananas, c’est une exception de la nature. C’est le seul fruit qui possède une couronne de feuilles à ses deux extrémités, reliées par un tige qui traverse le fruit : le fameux « coeur » de l’ananas, très fibreux. Si on abuse de ce coeur, on peut développer des bézoards (gardez ce mot en tête pour votre prochain Scrabble), des amas fibreux qui encombrent le système digestif. Comme les boules de poils que les chats finissent par former malgré eux en faisant leur toilette. Ou celles que les chouettes développent à partir des parties indigestes des rongeurs dont elles se nourrissent.
Un américain aux Philippines
Les ananas que l’on voit dans le commerce gardent leur couronne supérieure, mais sont débarrassés de celle du bas. Dans la nature, un ananas ressemble à la photo ci-dessous. Lui, je l’ai trouvé en Indonésie, sur le bord de la route. Là-bas, ces fruits poussent avec une facilité déconcertante. Aux Philippines aussi. Pourtant, l’ananas ne vient pas du tout, du tout d’Asie.
A l’origine, cet étrange fruit multiple se trouvait en Amérique centrale. Les Indiens Caribes l’ont introduit dans les îles des Caraïbes, sûrement au IXème siècle. Beaucoup plus tard, en 1493, Christophe Colomb, pardon, Cristoforo Colombo, a croisé le chemin de l’ananas en Guadeloupe. Il n’était pas peu fier, Cristoforo, il a ramené son ananas en Espagne, et tout le monde était très content. Succès immédiat. Alors au début du XVIème siècle, au moment au moment où la colonisation ibérique battait son plein, les Espagnols ont introduit le fruit en Asie. Dans leur seule colonie, les Philippines. Parce qu’ils voulaient toujours plus d’ananas.
L’ananas s’est plu sous le soleil philippin. Tellement bien que le pays est devenu le premier producteur au monde. Le sud de l’archipel est recouvert de plantations d’une variété très douce et sucrée. Elle s’exporte relativement bien, mais surtout en conserves. L’indétrônable roi des exportations d’ananas frais reste le Costa Rica, même si production est bien moindre que celle des Philippines. La plupart des ananas philippins finissent donc en conserves ou sont destinés à un commerce local. Et effectivement, les ananas sont très présents dans tout le pays.
Ils sont vendus à la pièce, dans la rue, déjà pelés et prêts à être dégustés. On peut aussi les acheter entiers, mais franchement, regardez-moi ça si c’est beau. Si c’est un petit, il coûtera environ 20 pesos la pièce, soit 30 centimes d’euros. Mais certains font plusieurs kilos, donc le prix peut grimper. Ici, les fruits et légumes ne sont pas aussi calibrés qu’en France; il peut donc y avoir des écarts de taille considérables entre deux ananas de la même variété, issus de la même plantation. D’ailleurs, des variétés, il y en a beaucoup. Les couleurs et les tailles sont variées. Rien que parmi les principaux cultivars destinés à la consommation, le poids des fruits à maturité s’échelonne de 400 grammes à plus de 10 kilos, et passe du rouge vif au blanc le plus pur.
Le secret philippin pour un ananas très chic
Bon, venons-en aux faits. Pelons cet ananas. J’ai pu assister à l’opération, performée par une dame au marché de San Andres à Manille. Avec un simple cutter, elle a commencé par tailler la couronne afin de ne pas se piquer les doigts et de pouvoir manipuler le fruit sans le tenir à pleines mains. Déjà, c’est ingénieux. Puis elle a commencé à retirer l’écorce verticalement, de haut en bas. Une fois que toute l’écorce a été prélevée, il reste un problème : ces fameux yeux, ces petits fleurs devenues fruit. On ne peut pas les laisser en se disant que ce n’est pas grave. Parce que c’est désagréable à manger, et puis parce qu’il y en a beaucoup, entre 100 et 200 par ananas.
La technique philippine permet de retirer tous ces vilains yeux sans faire de massacre. Le fruit ne sera pas mutilé grossièrement, au contraire, il n’en sera que plus beau. La méthode est simple, mais il fallait y penser. Tous ces yeux sont globalement situés à distance égale. Alors patiemment, ma petite dame de San Andres incise la chair du fruit, toujours avec son cutteur, traçant des sillons en diagonale, des deux côtés de chaque oeil. Les diagonales partent du haut du fruit vers le bas. Lorsque le sillon est formé, il n’y a plus qu’à retirer les yeux et la pulpe qui s’y trouvaient.
Cette technique donne certes un résultat très joli, mais elle est surtout géniale car elle permet une perte minimum de masse sur le fruit. D’abord parce qu’on ne fait pas juter le fruit à outrance en cassant les fibres et en appuyant dessus. En effet on a une poignée (la couronne taillée) qui permet de travailler sans appuyer sur le fruit. En même temps, avec l’autre main, celle qui tranche, on suit on tracé qui ne contredit pas les fibres de la pulpe. Le jus c’est une chose, mais c’est surtout la pulpe qui nous intéresse. Et c’est là que la technique philippine est efficace : les sillons faisant exactement la largeur d’un oeil, on ne retire qu’un minimum de pulpe. Tout ce qui est entre les sillons reste intact.
Ces jolis ananas ainsi pelés, il est très difficile de leur résister. Attention quand même à deux trois trucs : si dans la nature (peut-être vous arrive-t-il de vous balader dans la jungle, sait-on jamais) vous trouvez un ananas, du calme, ne sortez pas frénétiquement votre cutter pour faire comme la dame. Regardez bien le fruit. Beaucoup de variétés sauvages sont toxiques. Et absolument tous les ananas quels qu’ils soient, sauvages ou non, sont dangereux à la consommation tant qu’ils ne sont pas mûrs.
Dans certaines cultures, le fruit vert était consommé (et paraît-il l’est encore), pour avorter les femmes ou dérégler le cycle menstruel. Apparemment, toute cure de vitamine C carabinée a cet effet. Les Mayas utilisaient aussi la papaye pour interrompre les grossesses. Consommez-la donc avec modération. Et cela vaut si vous êtes un homme aussi. Parce qu’accessoirement, si l’on a tendance à devenir accro à l’ananas, ses propriétés astringentes (c’est-à-dire qu’il dessèche les muqueuses) peuvent causer des aphtes en pagaille. Et une bouche sèche, mais sèche…
Alors maintenant, vous êtes parés, vous pouvez y aller. Aiguisez les couteaux, devenez un artiste de l’ananas, invitez vos amis et servez-leur cette merveille en jetant négligemment çà et là des anecdotes. Vos convives seront muets d’admiration.
Very good informations
Bonjour,
Les bézoards dont vous parlez pour les ananas sont-ils le même phénomène que celui que vous mentionnez à propos de la consommation de kakis? Y-a-t’il d’autres fruits à votre connaissance qui provoquent de semblables inconforts, voire des légumes?
Sauf erreur, cela ne concerne que des plantes « exotiques », qui ne poussent pas naturellement en Europe?
D’avance, merci beaucoup de votre réponse et de ces précieuses informations.
Bénédicte
Chère Bénédicte,
les phytobézoards ont un grand nombre d’origines possibles, comme on peut le lire ici : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/2824590
Il y a effectivement l’ananas, les noix de coco, les oranges, les baies, les haricots verts, les figues, les pommes, les choux de Bruxelles etc. Pas de panique cependant. Le roi du bézoard reste le kaki, et une simple consommation de Coca-Cola peut suffire à dissoudre ces amas fibreux !
Bonjour,
Je viens d’appliquer cette jolie technique sur un petit ananas du… (vous l’aviez deviné) Costa Rica. 🙂
Au cutter, j’ai préféré un couteau de cuisine bien affûté et je ne suis pas mécontent du tout du résultat ! Le fait d’avoir un petit ananas ne m’a pas aidé, car l’intervalle entre les yeux est plus petit, mais avec un peu d’attention, ça fonctionne bien. Pour trancher, en diagonale et en suivant les sillons, c’est nickel.
Je suis désormais prêt à affronter le grand ananas et de lui présenter mes amis ! Merci Camille !
Alexandre, j’ai fait la même chose l’autre jour avec un ananas du Costa Rica moi aussi, et effectivement, c’est un peu plus dur, et pas seulement à cause de la taille. Comme les fruits sont cueillis verts et murissent en cale, et comme il ne s’agit pas des mêmes variétés (les ananas produits pour l’exportation sont toujours des variétés moins fragiles), ils ont une texture assez différente, moins croquante, plus fibreuse que ceux que j’ai pu manger aux Philippines.
Mais ce que j’aime avec cette technique, c’est que même si on se loupe un peu et que le résultat n’est pas parfait, tout le monde est épaté 🙂
Certes, il y a l’épate. Mais pas que. 🙂 Ce qui transparaît dans votre blog, c’est que la cuisine, ce n’est pas seulement le goût et l’odorat. C’est aussi le craquant et le plaisir de l’œil !
Super technique de préparation de l’ananas ! Grace à toi, j’ai appris que les ananas ne poussaient pas dans les arbres. Je vais dormir moins bête ce soir ^^
J’ai eu l’occasion de passer quelques mois aux Philippines et ce site me permet de me remémorer de supers souvenirs, merci ! Je me souviens aussi de ma surprise quand j’y ai découvert un tout petit ananas perché sur sa tige dans une haie, je n’avais pas la moindre idée de la plante donnant ce fruit !
Très bon article félicitation
Bravo!!! merci pour cet article, je cherchais justement à retriuver cette technique que j’avais vu lors de l’ascension du Rinjani en Indonésie!!
Je suis de la Côte-d’Ivoire. Ici également nous cultivons l’ananas, c’est donc un fruit que je connais bien. Votre article est très juste, félicitation!!