Les derniers thons du Pacifique
L’heure est grave pour le thon du Pacifique. « Il n’y a plus de thon. La plus grande année, c’était 1999. Depuis, les prises n’ont cessé de diminuer. Aujourd’hui, la situation devient critique », admet Marianing Fernandez, président d’Ocean Canning, l’une des grandes usines de thon en conserve de la région de General Santos, au sud des Philippines. Il se remémore avec un sourire les années 80, une époque « où le thon était si abondant qu’il ne valait rien. On le pêchait en quantité impressionnante, et comme on n’arrivait pas à le vendre, on enterrait littéralement les stocks ».
Depuis, le marché a bien changé. Le thon rouge du Pacifique, apprécié en sashimi par les Japonais, se fait extrêmement rare et son prix atteint des sommets. Un spécimen de 342 kilos a été vendu à un prix record de près de 300 000 euros au marché de Tsukiji au Japon en janvier 2011. Aux Philippines, un thon rouge est vendu à la criée en moyenne deux fois plus cher qu’un thon albacore, soit plus de 10 euros le kilo. Si le prix nous paraît dérisoire, c’est une somme pour les Philippines. Ces poissons sont donc réservés à l’export. Les thons albacores et les thons obèses sont eux aussi devenus des produits de luxe, leur prix atteignant régulièrement les 7 euros le kilo.
La pêche au thon en elle-même a beaucoup évolué ces vingt dernières années. Elle s’est modernisée très vite. Dans les années 90, General Santos n’avait qu’un modeste port municipal où se mêlaient bateaux de pêche locaux et industriels. Ces embarcations devaient garder des proportions modestes, la minuscule infrastructure ne permettant pas d’accueillir de gros vaisseaux. Voyant le prix du thon monter, et la demande mondiale grandir, le port de General Santos a été déplacé.
Un immense complexe a été bâti sur des fonds japonais, inauguré en 1997 et modernisé en 1999, la fameuse année faste. Il abrite trois ports distincts avec leurs criées respectives : le marché n°1 est réservé aux gros thons, albacore et obèses en majorité, pêchés par des embarcations légères. Le marché n°2 et le marché n°3 sont dédiés à la pêche à la senne et présentent une plus large variété d’espèces, la principale étant la bonite à ventre rayé.
C’est au moment où le nouveau port a été mis en service qu’un déséquilibre a commencé à se faire sentir. « Il y avait de moins en moins de poissons, et de plus en plus de pêcheurs. Le problème est que le nombre de prises, au début n’a que peu baissé : si le thon se raréfiait, la taille des embarcations, le nombre de travailleurs et les techniques de pêche, de plus en plus performantes, permettaient de pallier ce manque de ressource », explique Sani Macabalang, directeur du Bureau Régional des Ressources Aquatiques (BFAR).
Les bateaux plus performants, la pêche à la senne, permise par la nouvelle infrastructure portuaire pouvant accueillir ces bateaux colossaux, et l’utilisation des sonars puis des satellites permettaient en effet de traquer les thons, d’aller les chercher plus loin, et d’en attraper autant, si ce n’est plus qu’avant que leur nombre baisse dangereusement.
Une série de mesures pour protéger le thon obèse et le thon albacore
General Santos porte toujours le nom de Capitale du Thon aux Philippines, mais la situation ne reflète plus vraiment la réalité. Si l’on débarque toujours des albacores et des bonites en grande quantité chaque matin, 365 jours par an, les choses ont bien changé depuis le 1er janvier 2010, date de mise en oeuvre d’une série de mesures (CMM-2008-01) par la Western and Central Pacific Fisheries Commission « visant à réduire la mortalité du thon obèse lors des activités de pêche de 30% par rapport aux niveaux 2001-2004, et de limiter celle du thon albacore à ses niveaux de 2001-2004.
Ces mesures impliquent des limites de capture de la palangre, des limites des efforts de pêche de senneurs, l’arrêt de la pêche à la senne coulissante utilisant des dispositifs de concentration de poissons (DCP) et une fermeture de deux zones de pêche en haute mer pour la pêche à la senne coulissante. Le but est de maintenir les stocks à des niveaux capables de produire le rendement maximal durable (RMD) ». En bref, des quotas de pêche sont été fixés, ainsi qu’une interdiction totale de l’utilisation de la technique la plus drastique dans des zones protégées. Ces mesures ont été fixées pour deux ans. Elles doivent être levées à la fin de l’année 2011 en principe, ce que tous les officiels et industriels locaux attendent avec impatience.
Pour se rendre compte de la gravité de la situation, il est intéressant de regarder sur une carte où se situent les zones où la pêche à la senne coulissante est interdite. Elles sont loin, très loin des Philippines. Ce sont des zones internationales où seuls les gros industriels philippins ont les moyens d’aller pêcher. Les petits pêcheurs, quant à eux, restent plus près des eaux territoriales. Mais il n’y a plus de thons dans les zones maritimes philippines. Il faut donc aller piller des zones de pêche voisines.
Ainsi toute la pêche débarquée à General Santos est absolument illégale. Les prises des pêcheurs à la ligne sont faites dans les eaux indonésiennes, bien au sud des Philippines. L’Indonésie ne permettant plus aux Philippins de venir pêcher dans leurs eaux depuis la fin de leur accord bilatéral en 2005, cette pêche est devenue une activité à haut risque. Des pêcheurs philippins sont emprisonnés chaque année en Indonésie, pris sur le fait. Mais cela ne les décourage pas pour autant, la rareté du poisson faisant monter son prix.
Le réchauffement climatique mis en cause, pas la surpêche
Les plus petites embarcations partent donc en mer pour deux semaines à un mois, et pêchent à la ligne de gros thons albacores et obèses qui se vendent à prix d’or à la criée de General Santos. Les industriels, quant à eux, sont nettement plus embarrassés par les mesures de la WCPFC. En effet toute l’industrie du thon en boîte dépend de la pêche à la senne. Et les seules eaux encore riches en poissons sont précisément celles qui sont protégées. Leur production, déjà en berne à cause de la raréfaction des ressources, s’est donc effondrée ces deux dernières années.
Malgré ces faits irréfutables, leur discours officiel est des plus farfelus. A aucun moment on ne parle de surpêche. Le grand problème mis en cause dans cette baisse d’activité, par les responsables du gouvernement comme par les industriels, c’est le réchauffement climatique. Selon Rodolfo T. Paz Jr, directeur général de l’Autorité de Développement des Pêcheries Philippines, « le thon est une espèce migratrice. Et il a besoin d’eau froide. Les eaux philippines devenant de plus en plus chaudes, il est parti plus au nord ».
Interrogé sur l’impact des mesures de la WCPFC sur sa production, Marianing Alvarez, PDG d’Ocean Canning, répond tranquillement : « Cela ne nous concerne pas. L’interdiction vise la protection du thon obèse et du thon albacore de plus de 5 kilos. Nous ne pêchons que des bonites et des thons albacores de moins de 5 kilos ». Une déclaration d’autant plus choquante qu’un thon albacore adulte peut peser jusqu’à 250 kilos. En bref, selon lui, pêcher des thons juvéniles est la solution pour échapper à la mesure. Non seulement le raisonnement est absurde, mais il est surtout totalement faux : aucune exception de ce genre n’a été autorisée.
Quant au lieu d’origine des stocks qu’il met en boîte, Alvarez reste évasif. « Ce n’est que de l’import, il n’y a plus de poissons aux Philippines ». Il refuse toutefois de dire d’où il vient exactement. Ocean Canning a été l’une des premières compagnies philippines à ouvrir des usines en Indonésie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. On peut imaginer que leur thon est originaire de ces eaux plus riches.
Ocean Canning, avec les six autres grandes usines de conserves de thon installées dans la commune de General Santos, ont une capacité de production de 700 tonnes par jour. Leur rendement a beau s’être effondré depuis le début de la mise en oeuvre des mesures de la WCPFC, baissant de moitié pour les plus importantes, il n’en reste pas moins colossal. D’autant plus que General Santos n’est plus la capitale du thon dans les faits. Les compagnies ont délocalisé la plupart de leur activité en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le nouvel eldorado du thon. Pour voir toute la chaîne de production de ce thon en boîte, vendu en France, filez lire cet article incroyable, accompagné d’une vidéo très impressionnante.
La production philippine, bien que toujours conséquente, n’est plus suffisamment rentable à présent. Dans ces boîtes de conserve, on met essentiellement de la bonite et du thon albacore. Elles sont exportées ensuite vers l’Union Européenne pour 60%, l’Asie pour 30%, et le reste part aux Etats-Unis. L’Union Européenne est un très bon client, mais également un client très exigeant. La France par exemple, qui se fournit en partie chez Ocean Canning, ne donne l’appellation « thon en conserve » qu’au thon albacore, la bonite ne rentrant pas dans cette catégorie. C’est donc pour satisfaire la demande française entre autres que les jeunes thons albacores sont pêchés, ne permettant pas aux stocks de thons adultes de se renouveler.
La fin de l’exploitation du thon dans la région est attendue et a été anticipée
Ainsi malgré les mises en garde de la WCPFC, mais aussi de la FAO et de l’UICN, les industriels philippins continuent de vider le Pacifique de ses thons à un rythme inquiétant, répondant à une demande mondiale grandissante. Du côté des pêcheurs à la ligne, les mesures sont respectées. Ils n’ont pas les moyens de pêcher dans les zones interdites de toutes façons, et leur technique de pêche ne leur permet pas de tenir un rythme de production menaçant. Mais le thon n’est plus là. La surpêche des années passées est irrattrapable.
Selon John Heitz, patron de pêche dans le Pacifique depuis 28 ans, installé à General Santos au début des années 2000, les mesures de la WCPFC ne sont pas suffisantes. « J’espère qu’ils ne lèveront pas l’interdiction au terme de ces deux années. Et surtout j’aimerais qu’ils interdisent totalement l’utilisation de la palangre », déclare-t-il en colère. « On ne peut pas vouloir continuer à pêcher dans les années à venir et utiliser ce type de méthodes. Si on veut du développement durable, on s’en donne les moyens ».
Heitz voit d’un bon oeil ses concurrents : « ces types-là ne sont pas un problème. Les officiels ne les montreraient pas avec autant de fierté si c’était le cas. La pêche à la ligne est anecdotique en terme de quantité. Le vrai danger, c’est la pêche commerciale. » On peut effectivement déjà observer les conséquences des techniques industrielles employées à grande échelle durant deux décennies. Leur impact est visible sur les grands thons pêchés à la ligne.
Pour repère, un concours du plus gros thon est organisé chaque année à l’occasion du Festival du Thon de la ville de General Santos. Il y a une dizaine d’années, le poids de la plus grosse prise atteignait sans mal les 250 kilos. Puis les chiffres ont baissé régulièrement, jusqu’à atteindre 120 kilos en 2010, lors du premier Festival du Thon depuis le début de la mise en oeuvre des mesures de la WCPFC. La barre symbolique des 100 kilos n’a pas été atteinte cette année. Le plus gros thon pour l’année 2011 pesait 95 kilos.
Et après ? L’après, personne ne souhaite réellement en parler. Le gouvernement lorgne la levée des mesures de la WCPFC, sans s’engager sur un futur plus lointain. « Nous faisons des relevés et des statistiques pour juger de l’efficacité des mesures de la WCPFC. Les résultats sont bons. Il n’y a donc aucune raison de prolonger les limites actuelles », explique Sani Macabalang du BFAR. Selon le discours officiel, tout est donc rentré dans l’ordre.
Du côté des industriels, qui déclarent ne pas souffrir des mesures restrictives, tout est censé aller pour le mieux. Toutefois, malgré ces déclarations rassurantes des deux côtés, la fin de l’exploitation du thon dans la région est attendue et a été anticipée. C’est ainsi qu’en août 2011, une usine de préparation et de fumage de saumon a ouvert ses portes à General Santos, la Big Glory Bay Salmon and Seafood Company. Elle est le fruit d’une alliance entre Alliance Tuna, l’un des leaders du thon en conserve philippin, et du géant du saumon néo-zélandais Prime Foods New Zealand Ltd. Une manière pour la municipalité de se reconvertir dans des activités à l’avenir plus prometteur.
600 tonnes de saumon de Nouvelle-Zélande et de Norvège transiteront ainsi par les Philippines chaque année pour être transformées, puis exportées aux quatre coins du monde. Selon les autorités, cette nouvelle installation est une bonne chose pour la zone économique. Elle permettra de reclasser des centaines de travailleurs, anciennement employés dans les usines de thon. En effet, celles-ci ont commencé à licencier à grande échelle, pour compenser le manque à gagner de ces dernières années. La question de l’impact environnemental d’une telle activité est évidemment éludée.
Diversification ou non, le sort des thons du Pacifique ne peut qu’inspirer le plus grand pessimisme. Aux Philippines, sa pêche fera bientôt partie de l’histoire ancienne. Tous les regards sont tournés vers l’Indonésie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée où l’activité intensive devrait rapidement avoir les mêmes effets, malgré les mesures du WCPFC, trop timides.
Certains pays, refusant de se résoudre à l’idée de ne plus consommer de thon, se lancent dans l’élevage. Le Japon et l’Australie sont ainsi des pionniers et tentent l’expérience avec le thon rouge depuis 2010. Si elles parviennent à produire des poissons de qualité, ces fermes aquatiques ont un impact environnemental considérable, bien qu’elles s’en défendent. Il faut en effet nourrir ces thons captifs jusqu’à l’âge adulte, soit durant plusieurs années. Pour cela, des tonnes de petits poissons sont utilisés. On appauvrit ainsi les stocks d’autres espèces, telles que les sardines ou les anchois. Un véritable cercle vicieux.
Un autre problème majeur est à souligner : certains pays, gros consommateurs de thon, n’ont jamais ratifié la convention de la WCPFC et n’appliquent aucune des mesures en cours. La Corée du Sud est le principal. Si tout le monde ne fait pas d’efforts, si dérisoires soient-ils, le casse-tête est sans fin. « Une chance, plaisante Marianing Alvarez, que les Chinois ne mangent pas de thon ! » De l’humour noir, sans aucun doute. Et à bien y réfléchir, on a froid dans le dos. Le thon du Pacifique est déjà condamné. Si la Chine s’y intéresse dans les prochaines années, son destin sera scellé encore plus vite.