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Sugpo, reine des crevettes

Il était une fois une jolie crevette qui régnait sur les océans. Elle répondait au nom de Penaeus Monodon mais ses amis philippins l’appelaient Sugpo. Tigrée, dodue, Sugpo était surtout la plus grande crevette du monde.
Je l’ai rencontrée au Japon, un jour de septembre, près du mont Fuji. Un affreux rendez-vous raté, j’étais trop jeune, elle était trop grande, nous nous sommes mal comprises. J’avais commandé une tempura de crevettes et l’on m’a servi Sugpo, seule dans mon assiette. Elle faisait la taille de mon avant-bras, elle était ferme comme un mollet de cycliste professionnel, je le dis en toute honnêteté, j’ai paniqué.
A cette époque, je commençais tout juste à surmonter ma peur panique des fruits de mer, qui m’avait jusque là rendu la vie difficile, car j’ai passé tous mes étés à pêcher à pied dans la Manche en famille. J’avais surtout une véritable phobie des crustacés, ça peut paraître idiot, mais j’ai peur des choses moches. Par exemple, Nicolas Cage me terrifie. Et les crustacés, ce sont des gros machins étranges, souvent des arthropodes, bref, des cousins des mille-pattes, cafards et autres mygales, ça grouille, ça gigote, ça s’achète vivant, ça se tue dans la cuisine, ça tente de s’échapper de la casserole, bref c’est l’horreur pour un enfant.
Je commençais juste à me faire à la vue et au goût des petites crevettes bouquet de ma chère Normandie, et vlan, on me sert Sugpo, c’était trop pour moi. Pour arranger le tout, ma voisine de table a commandé un poisson vivant qui gesticulait, agonisant près de moi dans son plat, me regardant avec un regard perçant de poisson condamné qui n’a pas du tout envie de mourir comme ça, comme un con dans une assiette, bref, j’ai perdu les pédales et je me suis enfuie, laissant Sugpo intacte.
35 cm de long et plus chère que la langouste
Près de 10 ans ont passé. Alors que je n’y pensais plus, j’ai croisé les petites soeurs de Sugpo aux Philippines, au marché de Coron. Moins impressionnantes que leur aînée, je les ai d’abord snobées, ignorant le lien de parenté. Jusqu’au jour où j’ai cassé ma tirelire (750 pesos ou 12 euros le kilo, c’est une fortune ici, plus cher que la langouste qui est produite localement alors que Sugpo vient de Negros) et je me suis dit qu’il était temps de passer aux choses sérieuses.
4 petites sugpo, et voilà, vous avez un kilo. En réalité, 2 étaient petites et 2 étaient assez grandes. La plus grosse du lot pesait un peu plus de 350 grammes, c’est déjà pas mal, mais Sugpo peut mieux faire. Elle peut atteindre 35 cm et 500 grammes quand elle est en forme, et un type en a récemment trouvé une, en Colombie, qui en mesurait 40.
Bon alors, qui es-tu Sugpo ? La sugpo, ou crevette géante tigrée, c’est tout simplement la crevette d’élevage la plus répandue au monde. Et aussi la plus grande. On la trouve largement dans toute l’Asie du Sud Est, plus particulièrement aux Philippines et au Vietnam, mais également en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient, en Australie, en Amérique du Sud. En 2009, 770 000 tonnes en ont été produites de par le monde, pour une valeur totale estimée à 3 650 000 000 dollars.
C’est une espèce invasive, et paradoxalement elle est depuis 2010 sur la liste rouge des fruits de mer éditée par Greenpeace. Il y a plusieurs raisons à cela. La première, c’est que la sugpo est produite souvent n’importe comment, par des pêcheries qui n’ont que faire du développement durable. La deuxième, c’est que son habitat, à savoir la mangrove, est menacé. Enfin, pour approvisionner ces fermes d’aquaculture, les jeunes crevettes sont surpêchées. Bref, la sugpo à l’état sauvage est dans de sales draps.
Elle se vend très bien mais son élevage est difficile. Le rendement est assez faible, d’où le prix élevé. Tout d’abord, elle peut facilement tomber malade. Mais il est également ardu d’attraper la sugpo, qui a tendance à nager à contre-courant. C’est pourquoi elle est si ferme et musclée, ma belle crevette.
La sugpo à la Joy
Joy, ma maman philippine, connaît bien la sugpo. Il la prépare à merveille (je rappelle que ma maman est un homme, d’où la confusion masculin-féminin). Dans notre petite maison de Banuang Daan, pas d’électricité, mais on s’en fout, on a du charbon, on ramasse du petit bois sous les cocotiers, et la vie est belle.
Nous préparons donc un beau feu, et nous plaçons les grosses crevettes directement sur la grille au-dessus des charbons ardents, sans rien ajouter à part une pincée de gros sel. En quelques minutes, c’est prêt. La sugpo est meilleure ainsi, simplement grillée. Elle est trop ferme pour une cuisson en sauce, et elle est si bonne que ce serait l’insulter. La noyer dans la sauce, pourquoi faire ? Certains vous diront que c’est bon, moi je vous répondrai que ce sont des cochons.
La crevette se décortique très facilement, même si, étant donnée sa taille, elle a une carapace un peu plus épaisse que nos mini-bouquets. Elle est si charnue que deux crevettes suffisent à vous remplir la panse. La chair est d’une fermeté exceptionnelle mais pas excessive, c’est juste croquant comme il faut, tout en restant juteux et moelleux à coeur. C’est magique.
Sugpo, ma belle Sugpo, je vais bientôt m’envoler pour la Japon, peut-être te recroiserai-je là-bas. Si ce n’est pas le cas, je t’attendrai, et je te retrouverai sous le soleil des Philippines. Je t’aime, je pense à toi.