La soupe au serpent de mer, c’était autrefois un plat de roi dans les îles Ryūkyū. Aujourd’hui, il n’en reste plus grand chose à part des attrape-couillons pour touristes en manque de sensations fortes. Et puis il y a un homme, un vrai, qui chasse le serpent de mer et le cuisine divinement, tout seul, pour le plaisir et pour le goût. Il s’appelle Rituo Nagayama, et ses recettes valent le détour.
Commençons par le commencement. Le mois dernier, j’étais postée à Ishigaki. Pour ceux qui n’ont pas suivi, Ishigaki est une petite île japonaise au Sud-Ouest d’Okinawa, dont elle dépend administrativement, mais dont elle est très éloignée. La grande île d’Okinawa a été sauvagement dévoyée par les bases américaines et le tourisme de masse, alors qu’Ishigaki a gardé son charme, ses traditions et sa tranquillité.
Le serpent de mer, très beau, très venimeux
Tous les matins, j’allais à la criée aux poissons d’Ishigaki voir mes copains les pêcheurs. Parmi eux, un vieux gars à moitié aveugle est le spécialiste des serpents de mer. Il en pêche de manière irrégulière et les envoie à Naha, la capitale de la préfecture d’Okinawa, où on les fume et les sèche. Là, on les vend ensuite aux touristes et à quelques restaurants hors de prix… pour touristes.
La semaine qui a précédé mon arrivée, le vieux pêcheur d’Ishigaki en a pris 130 kilos. Alors tous les matins, je vais le voir : « Toujours pas de serpents de mer ? » « Non, répond-il chaque fois, pas aujourd’hui, peut-être demain. »
Ce petit manège a duré 3 semaines. Jamais de serpents de mer. J’étais très curieuse de voir ça, car aux Philippines et en Indonésie, j’ai beaucoup fréquenté ces animaux sans jamais me douter qu’il existait un endroit où on les pêchait pour les manger.
Concrètement, un serpent de mer, c’est très beau, très venimeux, et ça vit dans les récifs coralliens. Il en existe de nombreuses espèces, mais celle que tout le monde connaît au Sud du Japon, c’est le Laticauda semifasciata que les Japonais appellent erabu umi hebi / エラブウミヘビ / 永良部海蛇. Les locaux font plus simple et l’appellent irabu.
Ce n’est pas le plus joli serpent de mer au monde : il est peu coloré, assez court – en moyenne 70 à 80 centimètres – et plutôt trapu en comparaison à ses cousins d’Indonésie et des Philippines.
Et puis surtout, il est un peu mou du genou. Il nage assez lentement, trop lentement pour chasser comme un vrai serpent de mer. Alors il se cache dans les rochers et attend que ses proies viennent à lui. Il les terrasse ensuite d’une simple morsure : son venin est 10 fois plus puissant que celui du cobra. Cela fait de lui un animal considéré comme dangereux, mais en vérité, il est plutôt craintif et n’attaque pas l’homme à moins d’être sérieusement provoqué.
Rituel, gastronomie impériale et médecine traditionnelle
À l’époque où les îles Ryūkyū formaient un royaume indépendant, on pêchait déjà le serpent de mer. Mais au départ, son usage n’était pas purement gastronomique : l’animal avait une valeur rituelle et était utilisé lors de cérémonies religieuses. Les seules personnes qui avaient le droit d’y toucher étaient des femmes, les noro. Celles-ci assuraient un rôle politico-religieux capital ; jusqu’à l’époque moderne, elles étaient considérées comme un intermédiaire entre le gouvernement et le monde des esprits.
Et puis l’influence de la Chine a amené aux îles Ryūkyū l’art du buffet impérial, appelé localement tundabun, avec ses magnifiques boîtes laquées pleines de spécialités réservées au gouvernement et à la cour. Le serpent de mer était au sommet de ces mets royaux car il était dangereux de le pêcher en raison de son venin mortel, mais aussi parce qu’il demandait une longue préparation.
Sa valeur religieuse venait se surajouter à tout cela, et puis l’influence chinoise a apporté une quatrième composante primordiale : celle de la médecine. Le serpent de mer rendait fort, une raison de plus d’en manger pour les quelques privilégiés qui pouvaient y goûter.
La soupe qui pue, pour les touristes
Récemment, toutes ces traditions se sont perdues, mais la pêche au serpent de mer a persisté dans quelques îles du Sud des Ryūkyū – principalement Ishigaki et Miyako. En revanche, personne ne le traite sur place. Il est directement envoyé à Naha.
Là-bas, il est séché et fumé. Il perd ainsi ses couleurs et devient parfaitement noir (comme le concombre de mer), et surtout, selon les locaux, « il pue à mort ». La recette traditionnelle a été conservée : il s’agit d’une soupe, appelée irabu-jiru, composée de serpent de mer fumé (avec la peau), de pied de porc et de kombu, en photo ci-contre.
Si l’on sert aujourd’hui volontiers cette soupe aux touristes à Naha, vendue à prix d’or, j’ai eu bien des difficultés à en trouver à Ishigaki. « C’est pour les pigeons, ce truc », m’expliquent les locaux. Ce n’est même pas bon d’après eux.
Et puis un jour, par hasard, sur une plage d’Ishigaki, j’ai rencontré un aventurier en train de fumer de la viande de porc. Je lui parle de ma vaine quête du serpent de mer ; il me répond qu’il en chasse régulièrement – avec un fusil pneumatique – et qu’il adore le cuisiner. « Mais pas à l’ancienne, ajoute-t-il, le goût est trop fort. Moi, je le prépare sans le fumer, sans le sécher, et je ne mange pas la peau. C’est bien plus doux. » Cet homme, c’est Rituo Nagayama, un chasseur-pêcheur émérite qui s’amuse à attraper des requins pour les manger.
Trois façons d’accommoder le serpent de mer
Dès le lendemain, il part en chasse et me ramène trois magnifiques serpents de mer. Je n’ai, à mon grand regret, pas pu assister à la chasse. Les bêtes me parviennent déjà écorchées, têtes coupées, car c’est là qu’est localisé le puissant venin. Certaines sont crues, d’autres ont été bouillies, toutes sont coupées en tronçons.
Rituo va cuisiner pour moi trois recettes bien à lui : sa version de l’irabu-jiru, la fameuse soupe, plus légère que celle de la cour impériale, sans porc et sans kombu, un curry au lait de coco, et des karaage, la friture traditionnelle japonaise.
Pour la soupe, Rituo emploie le serpent de mer bouilli. Il commence par faire cuire des oignons, de la courge cireuse, des patates douces et des fougères nid d’oiseau dans de l’eau, puis ajoute le serpent et un peu de sauce soja. Il laisse mijoter tout ça jusqu’à ce que les légumes soient cuits, puis verse quelques vermicelles de soja translucides dans la préparation ; ceux-ci cuisent instantanément. Enfin, il ajoute un oeuf cru dans la marmite, qu’il fait couler en filet afin de ne pas obtenir un gros bloc d’oeuf. C’est prêt en une quinzaine de minutes à peine.
Cette soupe est absolument divine. C’est léger, car il n’y a là qu’un bouillon clair, des légumes gorgés d’eau, et quelques patates douces pour donner un peu de corps à tout ça.
Ça a le goût… du lapin
Et le serpent de mer, c’est très étonnant. J’ai lu pas mal de bêtises à son sujet avant d’y goûter. On trouve çà et là des interprétations plus que douteuses : il aurait un arôme proche du thon, du boeuf, de n’importe quoi. Le problème, c’est que les personnes qui écrivent ces âneries n’en ont jamais mangé : « Il paraît que ça a un goût proche de ceci et cela… » Et comme ce sont souvent des Américains dont les seules références sont le boeuf, le thon et le porc, forcément, on ne va pas bien loin si l’on tente d’établir une comparaison aromatique.
En réalité, le serpent de mer ressemble beaucoup… au lapin. Oui, c’est étrange. En fait, il n’a pas du tout une saveur iodée, car après tout ce n’est absolument pas un poisson. Certes, il vit dans la mer, mais n’en porte pas la marque aromatique.
Sa chair est filandreuse mais tendre, pas grasse du tout. On ronge les quelques morceaux de viande à la surface de la colonne vertébrale de l’animal et de ses très nombreuse côtes, qui ont tout d’arêtes. C’est assez laborieux – ou très ludique si on aime ronger, et j’aime ronger – il n’y a pas tant de choses que ça à se mettre sous la dent, mais c’est délicieux.
Puis vient le tour des karaage, la friture traditionnelle japonaise. Difficile de faire plus simple : il suffit de faire chauffer de l’huile, d’enrober les morceaux de serpent de mer cru de farine et de les plonger dans le bain. Ils vont rapidement prendre une belle couleur. En quelques minutes, c’est prêt.
Les karaage sont servis tels quels avec un peu de calamondin, un agrume adoré aux Philippines où on l’appelle calamansi, et à Okinawa, où on l’appelle shiikwaasaa / シークヮーサ. Sous cette forme, la chair du serpent de mer est serrée, étranglée entre les fines côtes. Elle a également durci sous l’action de la friture, ce qui la rend plus difficile à manger. C’est là aussi très bon, mais la dégustation demande une patience infinie.
Le dernier plat, c’est le curry au lait de coco, une grande réussite. Les ingrédients sont sensiblement les mêmes que pour la soupe : oignon, courge cireuse, patate douce, fougères. Il suffit ensuite d’ajouter le serpent de mer bouilli, une boîte de lait de coco et de la pâte de curry maison. On laisse mijoter quelques instants et c’est prêt, absolument délicieux avec du riz.
C’est juste relevé comme il faut, le serpent de mer est encore plus tendre ainsi qu’en soupe et son arôme ne s’efface pas malgré les goûts forts des autres ingrédients.
Bref, un repas fabuleux, assez loin des traditions, et c’est tant mieux. Bien qu’il n’y ait que très peu de chances, voire aucune, pour que vous tombiez sur un serpent de mer un jour et que vous décidiez de le manger, je vous livre la recette de la soupe au serpent de mer, alias irabu-jiru de Rituo Nagayama, on ne sait jamais.
Pour 4 personnes, il vous faut :
- 1 serpent de mer bouilli et coupé en tronçons de 5 à 10 centimètres
- 500 grammes de courge cireuse
- 1 demi-patate douce
- 1 demi-oignon
- quelques fougères nid d’oiseau
- 1 trait de sauce soja
- 1 poignée de vermicelles de soja
- 1 oeuf
Marche à suivre :
Dans un fait-tout, faites revenir l’oignon tranché, la courge cireuse et la patate douce coupées en morceaux de 5mm d’épaisseur dans un peu d’huile. Coupez les fougères en deux ou trois morceaux selon leur longueur et ajoutez-les à la préparation.
Mélangez et laissez sur feu moyen quelques minutes. Lorsque la patate douce commence à changer de couleur, ajoutez 1,5 litres d’eau, le serpent de mer et un trait de sauce soja, ainsi qu’un peu de sel. Laissez chauffer et mijoter.
Lorsque les légumes sont tendres, jetez en pluie une poignée de vermicelles de soja sur la soupe et mélangez. Dans un bol, battez un oeuf entier ; versez-le en filet sur la soupe et laissez-le cuire. C’est prêt.
Cette soupe se déguste chaude, en entrée. C’est parfait pour l’été. Si vous souhaitez en faire un plat de résistance, doublez les rations de nouilles et d’oeuf et servez dans de grands bols. Bon appétit !
Quelle heureuse rencontre et quelle chance de pouvoir gouter ce genre de met !
En passant, les photos sont magnifiques
Merci ! Et pourtant, grosse galère pour les images. J’ai pris le plus de photos possible en extérieur, la lumière naturelle c’est toujours mieux – même s’il faisait nuit et que j’ai dû tricher à mort avec mon pied. Mais au bout d’un moment, à force de me faire houspiller par mes hôtes, j’ai renoncé, d’où la lumière crue dégueu (sur le curry notamment).
Bon, le principal, c’est qu’on s’est régalé. Je ne m’attendais à rien de spécial, je m’intéressais surtout à l’histoire du plat, et ça a été une vraie bonne surprise.
Tu as raison de nous donner la recette, « on ne sait jamais » des fois que je sois assez allumé un jour pour m’approcher d’un serpent. En plus c’est comme du lapin, tu as le don pour provoquer le marin toi… je me demande si on ne pourrait pas remplacer par du dinosaure, je serais plus tranquille.
N’empêche que je suis quand même obligé de reconnaître que c’est encore un super billet… bien que je regrette que les traditions se perdent : » Les seules personnes qui avaient le droit d’y toucher étaient des femmes ». Pas fous les mecs.
Je garde précieusement la recette. Cela fait partie des nombreuses choses inutiles dont j’aime à entourer le Pseudo. Il en raffole. Il a beaucoup apprécié la recette du soufflé « aux nuages roses dans le soleil du soir, loin sur la banquise, par une belle aurore boréale ».
Bravo, toujours bravo.
Je suis vos écrits moi aussi et j’aime beaucoup vos histoires de Pseudo… C’est joli, drôle et simple, quelque part entre a sagesse et l’irrévérence, et le procédé du détournement me plait énormément.
Une fois de plus, c’est passionnant. Merci !
J’aime beaucoup le principe de la recette « il-n’y-a-aucune-chance-que-vous-trouviez-les-ingrédients-un-jour-mais-on-ne-sait-jamais » 🙂
Une question Camille : avez-vous déjà gouté au serpent (pas de mer) ?
Non, pas encore, mais un ami m’en a dit du bien. J’aurai certainement l’occasion d’y goûter lors de mon prochain passage en Indonésie… Vous avez déjà essayé ?
Non, j’ai une expérience limitée en mets « exotiques ». Je me disais juste qu’une personne qui a mangé du serpent de mer aurait goûté au serpent « normal » avant 😉
Tes pecheurs m’ont fait bien rêvasser comme des personnage « Capitain Achab » (moitié aveugle ou moitié de jambes ) qui n’arrive pas pêcher ou « Le vieil homme et la mer » qui part tout seul à la pêche et cuisine pour une jeune femme qui vient d’un pays lointain. Quelle aventuruere que tu es ! Merci pour ce reportage.
Bien vu Luna, deux héros de mon enfance ! Pas étonnant que je ne traîne plus qu’avec ce genre de gars 🙂
Enfin j’ai pu lire l’article, très intéressant du lapin donc :p, Merci pour l’article j’aime beaucoup comme tout les autres, je ne savais même pas que le serpent de mer était comestible.
Merci pour l’article Camille, c’est toujours très bien écrit. Je n’ai pas encore goûté du serpent de mer, mais les autres oui ; et je peux témoigner que la chair de serpent ressemble beaucoup au poulet ou au lapin. En automne, à Canton, le marché est plein de serpents ; les marchandes enlèvent leur peau, puis les filets ; on achète la chair au poids et on les utilise comme une viande : sautée, mijotée, ou cuite dans une soupe. La chair du serpent est réputée fortifiante et bénéfique pour les femmes essentiellement.
Merci My ! Est-ce que le serpent terrestre est lui aussi plein d’os ou les marchandes se débrouillent-elles pour lever les filets à la perfection ?
Merci à vous pour cet article trés pointu .
Je voulais attirer votre attention après avoir séjourné
7 fois à Iriomote Jima île voisine durant les années 75 -017. Déforestation de cette réserve depuis 5 ans pour y élever du bétail famélique afin de satisfaire
les touristes en manque de Carne Cela soulagerait les serpents mais détruit la jungle donc l habitat du chat fossile unique au monde.
Bien à vous
Olivier
Bonjour Olivier, merci pour ce commentaire.
Je n’ai pas vu d’élevage à Iriomote la dernière fois que j’y suis allée mais beaucoup, beaucoup de plantations d’ananas… Mais j’imagine qu’il doit bien y avoir du bétail effectivement, il y en a tellement dans toutes les autres îles du coin. C’est bien triste !