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Mangez aussi vos fougères
La semaine dernière, une terrible inondation vous avait condamné à vivre perché au 6ème étage de votre immeuble sans électricité, sans eau potable et sans possibilité de sortir de chez vous. Pour ne pas vous déshydrater, vous avez fini par manger vos plantes grasses, les géniales plantes fantômes, qui vous ont permis de retrouver un peu de forces. Mais voilà, maintenant vous avez faim, vous ne pensez plus qu’à ça, vous devenez barjot.
En fait tout a foutu le camp le jour où l’hydravion de l’armée qui venait vous secourir est reparti sans vous. Le pilote était un homme très méchant ; il a décidé de ne pas vous prendre, comme ça, par pur sadisme, et il est reparti en ricanant. Vous avez épluché votre plante fantôme comme un artichaut jusqu’à la dernière feuille, les suçotant mollement en regardant dans le vide. Et puis la faim, encore et encore.
Vous avez fini les pâtes crues, la farine et la bouteille de vinaigre pour oublier, il faut trouver autre chose. La réponse est une fois encore sur votre balcon : après avoir bouffé du cactus, on va attaquer les fougères. Mais attention, pas n’importe lesquelles. Comme les champignons, certaines variétés sont délicieuses, d’autres sont toxiques.
L’Asie, le continent de la fougère
Les filicophytes, communément appelées fougères, forment une grande famille : pas moins de 13 000 espèces – dont 6 700 ont été répertoriées, classées et nommées par un jeune botaniste autodidacte français un peu fêlé en quête de gloire, Constantine Rafinesque, au XIXe siècle – que l’on retrouve à peu près partout, sauf aux pôles. Leur condition sine qua non pour se reproduire, c’est l’humidité. Si nos forêts (et pour certains, nos appartements) en regorgent, c’est en Asie, continent humide par excellence, qu’on en trouve le plus grand nombre. Et en Asie, on les mange.
Selon les pays, ce ne seront pas les mêmes espèces qui seront consommées, et elles pourront être accommodées de manières très différentes. En Corée par exemple, on apprécie particulièrement la fougère-aigle ou grande fougère, en latin Pteridium aquilinum. C’est une espèce présente dans le monde entier, notamment dans les sous-bois français. En Amérique du Nord, sa forme est légèrement différente. Ses crosses sont plus charnues, plus rondes qu’en Asie. Elles ressemblent à des têtes de violon, d’où le nom que lui ont donné les Québécois.
Chez nous, la fougère-aigle est utilisée depuis le Moyen-Âge pour isoler les toits des maisons, comme combustible, comme épaississant dans l’industrie du savon ou dans la verrerie, comme teinture jaune et même comme monnaie d’échange. On s’en sert encore dans les étables et écuries du Pays de Galles car elle est plus isolante, plus absorbante et plus facile à manipuler que la paille.
La feuille de la fougère, c’est la fronde. Jeune, elle est enroulée sur elle-même en forme de crosse. Et ce sont ces crosses que les Japonais et Coréens consomment, on peut même dire qu’ils en raffolent. Les Coréens mangent notamment ces jeunes pousses de fougère-aigle sautées avec de l’oignon, de l’ail, de la sauce soja, de l’huile de sésame et du sucre. Ce plat s’appelle Gosari Namul / 고사리 나물 et il fait partie des accompagnements les plus courants de la cuisine coréenne. On le retrouve d’ailleurs souvent dans le bibimbap.
En Corée et au Japon, la crosse et ses dangers
Les fougères sèchent très bien, elles sont donc disponibles toute l’année et peuvent ainsi être cuisinées quelle que soit la saison. On les réhydratera longuement (une nuit est nécessaire), puis on les cuisinera pour obtenir un résultat délicieux et très typé. La recette arrive bientôt.
Quand je dis très typé, il faut bien comprendre que la crosse de fougère a un arôme résolument à part. C’est corsé, presque fumé, ça sent le sous-bois à plein nez, c’est fibreux et fondant à la fois, c’est surprenant au début et ça paraît familier dès la deuxième bouchée. Il y a là un peu de l’asperge, avec une touche de forêt, des notes d’amande, d’humus, quelque chose du champignon et même peut-être un peu d’artichaut. C’est très bon.
Au Japon, on mange la même espèce au printemps. On l’appelle warabi / ワラビ. On peut la cuisiner en salade, en soupe miso, en tempura ou autre à une seule condition : lui faire subir un traitement de choc au préalable. La méthode traditionnelle japonaise consiste à ébouillanter longuement les pousses avec de la cendre de bois, puis à les laisser macérer ainsi 24 heures.
Pourquoi se donnerait-on tout ce mal ? Parce que la fougère-aigle est toxique du rhizome à la limbe – les pieds et la tête en langage fougère – et potentiellement très dangereuse. En Europe et en Amérique, cette espèce invasive se trouve un peu partout ; il n’est pas rare que le bétail en mange et en meure, d’autant plus au Pays de Galles où cette fougère est utilisée, comme nous l’avons vu, pour isoler les étables et écuries.
De nombreuses études scientifiques ont été menées pour comprendre exactement quel était le degré de toxicité de cette plante pourtant largement consommée par les humains en Chine, en Corée et au Japon.
D’après des recherches menées au Pays de Galles justement, la fougère-aigle a une forte teneur en dérivés de cyanure – d’où le léger arôme d’amande – et en aquilide A, une molécule mutagène et hautement cancérigène. Pour finir en beauté, elle regorge aussi de thiaminase, une enzyme qui détruit la vitamine B1 dans l’organisme.
La méthode de préparation japonaise a effectivement fait ses preuves lors de tests en laboratoire : les conditions alcalines crées par la cendre de bois dans l’eau de cuisson permettent d’extraire l’aquilide A et de débarrasser la plante d’une grande partie des substances toxiques qui la composent. Mais elle n’est pas totalement inoffensive pour autant.
Généralement, la fougère-aigle tue les animaux en induisant le développement de tumeurs dans l’estomac. Or, si l’on regarde les statistiques, les Chinois, les Coréens et les Japonais, grands amateurs de cette plante, sont justement les champions du cancer de l’estomac. On vous dira qu’il y a bien d’autres causes et c’est en effet possible, mais le rôle de la fougère-aigle n’est pas à négliger.
Ce qui est plus embêtant et plus difficile à détecter, c’est qu’elle contient aussi une substance toxique appelée ptaquiloside qui contamine l’eau potable et le lait des vaches et les rend dangereux à la consommation, comme l’ont démontré une étude réalisée dans les Andes en 1997 et une autre, menée en 2004 au Danemark.
Pour ne courir aucun risque, on pourra manger d’autres espèces, comme l’Osmunda japonica ou fougère autruche. Les Japonais l’ont baptisée zenmai / ゼンマイ. Dans l’archipel nippon, on consomme également la fougère allemande ou Kusasotetsu / クサソテツ / Matteuccia struthiopteris ou la Juumonjishida / ジュウモンジシダ / Polystichum tripteron entre autres. Mais ce n’est pas tout. Des fougères à manger, il y a beaucoup, dont certaines sont des plantes d’appartement très répandues.
Taïwan, Philippines : la fronde et la crosse
A Taïwan et aux Philippines, on aime la fougère fraîche, en feuilles. Les espèces consommées sont différentes de la Corée et du Japon, pays tempérés ; les fougères taïwanaises sont des variétés tropicales. La première, c’est la Diplazium esculentum qui n’a pas de nom en français et qui est particulièrement fine et délicate. Les anglophones l’appellent vegetable fern, littéralement fougère-légume, un nom approprié car elle est utilisée comme telle en cuisine.
C’est sans doute l’espèce la plus consommée dans le monde, et ironie du sort, il est extrêmement difficile d’obtenir des données sur son niveau de toxicité. D’après une étude indienne qui l’a testée sur des rats et des cochons d’Inde, elle est censée être virtuellement sans risque, comme diraient les Américains. Du point de vue pharmacologique, cette fougère est connue pour ses effets tonifiants et laxatifs.
Aux Philippines, on l’appelle pakô ou paco et on la mange en salade avec des tomates et des oignons, parfois des oeufs durs, comme vous pouvez le voir sur la photo en tête d’article. On appelle ce plat ensaladang pakô ; c’est une entrée délicieuse et rafraîchissante dont je donnerai la recette très bientôt. Les Taïwanais quant à eux la feront plutôt frire, car ils ont une fâcheuse tendance à appliquer ce traitement à tous les aliments.
Les arômes de cette fougère sont très différents de la Pteridium aquilinum. Nettement plus proches des jeunes pousses d’épinard, les frondes de la Diplazium esculentum sont croquantes, juteuses et donc particulièrement agréables en salade à la mode philippine.
Les habitants de Taïwan ont une autre coqueluche très répandue en Asie, mais qu’ils sont les seuls à manger : la fougère nid d’oiseau ou Asplenium nidus, en chinois 山蘇, prononcez shān sũ. On la trouve dans toute l’Asie du Sud-Est, en Afrique de l’Est et au nord de l’Australie. C’est aussi une plante d’appartement très courante par chez nous.
Elle ne ressemble pas exactement à la fougère type car ses frondes ne sont pas dentelées. Elles rappellent les feuilles de bananier, très lustrées. Les Taïwanais, en bons Taïwanais, la cueillent jeune, encore en crosses, la coupent en bandes larges de 2 cm et la font frire avec de l’ail et du piment. Parce qu’à Taïwan, la friture c’est la vie. Elle est également utilisée de manière traditionnelle pour soigner l’asthme, les dermatoses ou en tant que brosse à dents, en mâchonnant ses frondes.
Bref, si l’on sait quelle espèce manger, on peut se régaler avec des fougères. Goûter de la fougère-aigle une fois de temps en temps ne vous tuera certainement pas, car il faut en consommer de manière régulière ou s’en goinfrer ponctuellement pour courir un risque quelconque. Quant aux autres, vous pouvez y aller les yeux fermés. N’hésitez donc pas à en planter chez vous, en cas d’inondation, ça peut toujours servir.
Parée pour l’apocalypse zombie ! Merci Camille
Et on peut même se perdre en forêt
C’est délicieux les fougères préparés à la coréenne. ça me manque. Vous avez tres bien décrit la subtilité de ses saveurs. Justement ce gout de sous-bois, d’humus, de profondeur approfondi avec la sauce de soja est quelque chose de ensorcelant. Il n’est pas etonnant qu’il contient une dose de poison. Il y a là même un gout de risque. Exquis !
Une grande-mère rendant visite à sa petite fille vivant en France a vu les pousses de fougére français- au mois d’avril ou de mai -, en fait cuisiner et les trouvé exellentes, voire meilleures que les fougères coréennes.
C’est un trésor à découvrir ici.
Merci Luna, je vais me balader en forêt dans les prochains jours, si j’en trouve, j’essaie !
malheureusement en France, si je comprends bien c’est la fougère Aigle,toxique…
Non, comme je l’explique dans l’article, la fougère aigle, que l’on consomme en Extrême-Orient, n’est toxique que si on la mange trop tard et mal préparée. Les pousses, correctement cuisinées, sont comestibles. Cela s’applique aussi aux fougères aigle de France.
Vraiment étonnant, comme quoi tout est possible. Je n’aurai jamais pensé à gober de la fougère un jour, m’enfin c’est toujours bon à savoir et ça doit faire d’excellents plats. J’aurai plutôt tendance à vouloir goûter ça en salade, mais ce n’est que mon avis.
En tout cas, félicitations pour vos articles et reportages. Ils sont franchement géniaux et, grâce à eux, on voyage avec vous en découvrant ce que vous avez découvert. Continuez comme ça, je ne me lasse pas de passer sur votre site. 🙂
Merci, je vois effectivement que vous êtes passé un peu partout, ravie que ça vous plaise ! Bonne lecture !
Merci et bravo pour cet article très complet 😉 Je m’intéresse à la cuisine sauvage et me suis donc penché sur la question de la fougère-aigle. Le mode de préparation est laborieux (nettoyage, rinçage à plusieurs reprises jusqu’à ce que l’eau ne soit plus noire…) et le ratio temps passé à nettoyer/dégustation est plutôt faible (mais ce n’est que mon avis !). Par contre, en consommer des bien préparées (par les Japonais oui), de temps en temps, avec plaisir. Je discutais avec un botaniste ai sujet de la fougère il n’y a pas longtemps. D’après lui, sa forte teneur en toxine s’explique par une défense naturelle, liée à son âge sur Terre. Les fougères, après les algues bien sûr, ont été les premiers végétaux ligneux à apparaître dans notre planète et elles ont développé une capacité de résistance étonnante. Et ce seront certainement les derniers végétaux à rester également… Encore merci pour ton article (et ton blog de manière général, passionnant) !
J’en ai mangé une variété à Ubud, sur l’île de Bali, dans une recette appelée urad pakis, un vrai régal !
Bonjour
Il n’y a pas que dans les pays asiatique que l’on mange les crosse de fougère, au canada aussi, les canadien les adore, c’est une de leur spécialité, d’après ma copine quebecoise.
Tout à fait, c’est d’ailleurs une spécialité du Nord de l’Amérique en général, aux États-Unis on en raffole aussi. Mais ce sont des têtes de violon, bien plus grosses.
Vraiment c’est un travail formidable et quelle jolie générosité et partage ! un grand merci
Bonjour, La fougère nid d’oiseau est consommée en Nouvelle Calédonie, un restaurant de Lifou (ile Loyauté) en a fait sa spécialité (en salade, en légume d’accompagnement et même une crème glacée). Ici en langage Lifou on dit le Pahatr ( prononcez Pahatch). Cdt.
Génial ! Il va falloir que je retourne en Nouvelle Calédonie pour goûter à cette glace au Pahatr alors….
Au Congo RDC aussi on en mange … On appelle ce plat « Misili »
Merci Nayahli, je ne savais pas ! On les prépare comment en RDC ?