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Le rire rouge du bétel

Pour une fois, on ne va pas vraiment manger dans cet article. On va se contenter de mâcher. Le sujet du jour, c’est le bétel, une plante grimpante d’Asie du Sud-Est dont les feuilles ont des propriétés médicinales. On les mâche en les mélangeant à d’autres ingrédients, obtenant un cocktail du tonnerre aux effets grisants et à la couleur rouge. Allons voir ça de plus près dans le petit village de Banuang Daan.
Depuis quelques semaines, je vis dans un village Tagbanua, la tribu native de Palawan aux Philippines. Grâce à ma maman locale Joy, qui malgré son nom est un homme, j’ai été acceptée au sein de la communauté par le chef du village, ou plutôt le « Barangay Captain » comme on dit ici.
Ici, c’est derrière la montagne, sur l’île d’en face, vous diront les gens de la grande ville la plus proche, elle-même un bled flanqué au milieu de rien. Bref, Banuang Daan, mon village Tagbanua, c’est le bout du monde des gens qui vivent déjà au bout du monde. Environ 150 familles, beaucoup d’enfants, peu d’hommes présents car ils sont tous pêcheurs, très peu de vieux car on ne vit pas trop longtemps.
Un village à l’ancienne
Pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de réseau de télécommunication. A Banuang Daan, on vit à l’ancienne. Et on s’y tient. La province de Palawan a récemment commencé à forer dans les îles Spratley, loin au large, et y a déniché du pétrole. Une manne financière dont le gouvernement local s’est engagé à reverser une partie aux régions les plus pauvres de l’archipel de Palawan, dont mon fameux village. L’idée est de moderniser les zones les plus rurales.
On a ainsi offert un panneau solaire aux Tagbanua de Banuang Daan pour alimenter les habitations en électricité. L’idée n’a visiblement pas été du goût de tout le monde : le panneau solaire a rapidement été défoncé à coups de pierres par des rebelles locaux. Idem pour l’antenne satellite censée développer le réseau téléphonique.
Ici, on vit avec peu de moyens. On ne mange pas très bien. On se contente de riz, de nouilles et parfois de poisson séché. Le poisson frais que les pêcheurs rapportent, ainsi que les fruits tels que les bananes ou les mangues, seront vendus au marché de la grande ville plutôt que d’être consommés localement. S’ils les mangeaient eux-mêmes le manque à gagner serait trop grand.
Le manque à gagner… pour acheter d’autres trucs. Ca n’a pas de sens ? Non, bravo, bienvenue dans le monde merveilleux du progrès. Ce raisonnement à l’envers est universel.
Au diable la cigarette, vive le bétel
Les hommes du village me trouvent en général fort jolie car j’ai la peau blanche. Mais dès qu’ils me voient sortir une cigarette, ils sont dégoûtés.
A Banuang Daan, les femmes ne fument pas. Elles préfèrent mâcher du bétel, une préparation à base de feuilles du même nom, de chaux, de noix d’arec et de tabac.
Je vois souvent les hommes et femmes mâcher des trucs rigolos et cracher une abondante salive rouge. Lorsqu’ils me sourient, leurs dents sont écarlates.
J’ai donc demandé à une femme de me montrer exactement comment elle procédait. Elle porte sur elle un tout petit sac à main tressé. Dedans, il y a son petit trésor : un kit à bétel.
Le bétel, ce sont d’abord de jolies feuilles d’un vert acide et brillant. Celles-ci sont enduites d’une chaux obtenue en broyant des coquillages. La chaux vient agir comme un catalyseur.
Une fois la feuille enduite, on la plie soigneusement jusqu’à obtenir un petit cube que l’on commence à mâcher.
On croque ensuite dans une noix d’arec, le fruit du palmier à bétel Areca Catechu. Celle-ci a des effets stimulants, coupe-faim et grisants sur le cerveau. Chez nous, la noix d’arec est utilisée pour fabriquer les cachous et certains dentifrices. Elle est en effet réputée prévenir les caries et purifier l’haleine. Cette noix fait saliver et c’est elle qui donne au bétel sa couleur rouge.
Dentifrice et cigarette 2 en 1
Enfin, le dernier ingrédient du kit à bétel est le tabac. Sous sa forme pure, de belles feuilles séchées, elles aussi soigneusement pliées. Ces quatre ingrédients sont directement mélangés dans la bouche de l’utilisateur. Il les mâche et crache la salive colorée.
Dentifrice et cigarette en même temps, le bétel est utilisé depuis des millénaires dans la région. Au diable les brosses à dents et les Marlboro qui puent, ici on a la solution 2 en 1.
Je n’ai pas encore testé la recette car j’ai moyennement envie d’avoir les dents rouges. Et toutes les feuilles à mâcher que les Tagbanua m’ont fait essayer jusqu’ici étaient terriblement amères. Depuis, je n’ai plus franchement la même spontanéité à goûter n’importe quoi. Mais il y a encore beaucoup de choses à découvrir ici. Je vous promets d’autres histoires de Banuang Daan pour très bientôt.
J’ai découvert votre site il y a quelques jours, et depuis je lis article après article, je ne suis forcément très attirée par une bonne partie des plats décrits (en particulier parce que j’apprécie peu la plupart des poissons, crustacés et coquillages…) mais tout ce que vous décrivez sur les cultures du Japon, des Philippines, de Taïwan, etc. est vraiment passionnant (et vos articles sont très bien écrits). Pour moi, les meilleurs livres de cuisine sont ceux qui ne se contentent pas de donner des recettes mais permettent aussi de mieux comprendre la culture et l’histoire des pays ou des régions concernées, votre blog a lui aussi cette qualité.
Je me demandais comment vous aviez fait pour être acceptée dans un lieu aussi isolé que le village en question (et à quoi correspond le terme de « maman locale »…) et en quelle langue vous communiquiez ?
Par ailleurs, au sujet du bétel: à ce que j’ai lu, le bétel a aussi un effet coupe-faim, je suppose que cela renforce son attrait dans un village comme celui-ci où les gens ont peu à manger. Je ne sais pas s’il préserve vraiment des caries, mais en tous cas il augmente les risques de cancer de la bouche, à tout prendre il vaut sans doute mieux des caries…
Merci Estelle !
Pour répondre à votre question, être accepté demande beaucoup de temps, beaucoup de chance et sûrement un sens du contact un peu particulier. Il m’a d’abord fallu passer beaucoup de temps dans la ville voisine, rencontrer tous les pêcheurs, sympathiser avec l’un d’eux en particulier, puis, au bout d’un an de confiance mutuelle, lui demander la permission d’aller voir le chef du village pour lui demander si je pouvais m’y installer quelques mois. Et une fois dans le village, il faut ne surtout pas interférer avec la vie des habitants – enfin, le moins possible, car tout intrus a un impact – et manger comme eux, avoir les mêmes activités qu’eux, le même rythme, savoir dire oui et savoir dire non… Pour la langue, le tagalog ne suffisait pas, car les gens parlaient Tagbanua, il a donc fallu apprendre le dialecte local.
Pour le bétel, il a bien un effet coupe-faim, mais cela n’empêche pas les habitants de contrées où la nourriture abonde d’en mâcher 🙂
A propos du betel
Ce qui est ennuyeux avec ce produit, c’est qu’il comporte au moins 3 composants ( 4 avec l’éventuel tabac), que le mot betel est souvent utilisé improprement pour désigner l’ensemble de la préparation, et surtout qu’il se décline sous pleins de variantes. Un exemple: à Sumba, île du sud de l’indonésie, j’ai vu le mode opératoire suivant: noix d’arec rapée mélangée à la chaux, le tout dans uns soucoupe: on y ¨trempe¨un épi de fruit de bétel ( la liane ), en forme de petit poivron vert de 6 ou 7 cms, et on croque cet épi par petits morceaux, en commencant par la pointe, et en le trempant à chaque fois dans la soucoupe: rien à voir, donc, avec la chique enroulée dans une feuille de betel…
Et merci pour votre blog. Henri
Il faut quand même mentionner que toutes les études sanitaires épidémiologiques récentes mettent en avant une forte augmentation du risque de cancer des zones buccale à oesophagienne. D’après ce que j’ai compris, après avoir pensé que ce risque découlait du tabac, on penserait maintenant qu’il est lié aux alcaloïdes de la noix d’arec. Quelle que soit la méthode…
Donc probablement sans danger à essayer une fois ou deux, mais certainement pas régulièrement!
Peut-on ce procurer de la chique de Bétel en France ? Si oui ou ça?
Je viens de faire l’acquisition d’un casse noix. Je me suis renseignée sur internet pour en connaître l’oRégine. Il se trouve que cet objet n’ Pas pour casser les noix de Grenoble, mais les noix de bétel.
En approfondissant mes recherches, je suis arrivée à votre article très intéressant, qui m’a bien renseigné.
Merci pour ces informations.
Bonne continuation.
Cordialement.
Marie-Josée