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Keisuke Matsushima, le Japoniçois
Keisuke Matsushima / 松嶋 啓介, c’est un chef, un chef japonais surdoué installé à Nice. Il a débarqué en France en 1998, à 20 ans, après un parcours prestigieux au Japon, et a choisi la côte d’Azur pour ouvrir son premier restaurant aujourd’hui étoilé. Il y livre une très jolie cuisine, mariage inattendu des cultures japonaise et nissarde ; sa carte, en perpétuel mouvement, reflète son savoir-faire typiquement nippon et son amour pour la région qu’il connaît, embrasse et honore. Kei, il a tout compris.
Pour tout comprendre, il a d’abord dû apprendre. Il a commencé la cuisine tout jeune à Fukuoka, une ville qui à beaucoup d’égards me fait penser à Nice. Le climat, le relief, la mer, la convergence de plusieurs cultures mêlée à des traditions locales très ancrées en font des cités étrangement similaires. Puis il migre à Tokyo pour faire l’école Tsugi et commence à travailler dans un restaurant français de Shibuya, Vincennes. C’est là que s’est formé son goût pour la fusion culinaire, parmi ces plats français taillés pour une clientèle japonaise.
Du Japon à Paris, de Paris à Nice
Lorsqu’il arrive en France en 1998, il passe par les cuisines des plus grands, de Régis Marcon aux frères Pourcel. Il achète ensuite son premier restaurant à Nice à tout juste 25 ans, le minuscule Kei’s Passion, qui sera étoilé en 2006. L’espace sera réinventé pour accuellir 40 couverts, et rebaptisé simplement Keisuke Matsushima. C’est là qu’il propose aujourd’hui des plats résolument niçois ponctués de touches japonaises, un mariage éblouissant de produits, de techniques et d’arômes.
La carte saisonnière va du risotto de truffes blanches au gorgonzola et citron au mille-feuille de boeuf au wasabi, et chaque semaine, deux nouvelles options d’entrées, plats et desserts sont proposées en fonction des produits du marché qu’il déniche dans la région, de l’arrière-pays à la frontière italienne.
Poissons méditerranéens, artichauts, gingembre et wasabi
C’est ainsi que l’on peut déguster, en amuse-bouche, des rillettes de lapin relevées d’une petite sauce au yuzu ou des anchois marinés, suivis d’un carpaccio de daurade royale au gingembre et radis. Cette entrée succulente ne saurait être parfaite sans la grande invention de Kei, sa sauce « Japanice » à la sauce soja et l’huile d’olive, l’équilibre parfait entre sa région et la nôtre.
Les poissons de la Méditerranée sont à l’honneur, comme l’ombrine, les rougets ou le loup, sans oublier le très local estocafic ; l’agneau de pays, les magnifiques petits artichauts poivrade ou les olives ne sont pas en reste. D’autres ingrédients clairement japonais viennent compléter la carte, comme les Saint-Jacques ou le saumon. Et puis il y a tout ce que nous avons en commun : les châtaignes, les sardines, les agrumes, les aubergines…
Je garde un souvenir ému d’un magret de canard aux clémentines et ravioles de blettes à l’huile de sésame, de coquilles Saint-Jacques aux haricots de Paimpol et mesclun, et en dessert, d’une poire pochée au miel de Provence et pain d’épices, sorbet à la bière. Bref, c’est un restaurant où l’on ne peut s’empêcher de retourner pour goûter à toutes les inventions du chef, d’autant plus qu’une entrée et un plat ne coûtent que la modique somme de 20 euros.
On peut se demander comment notre cuisine locale s’accorde si bien avec la gastronomie japonaise. Il y a là le talent de Kei, mais ce n’est pas tout. La gastronomie japonaise parle aux Français. La gastronomie française parle aux Japonais. Cette connivence très spéciale est assez unique en son genre : la France et le Japon s’enorgueillissent tous deux de leur patrimoine culinaire extrêmement varié et élaboré et se reconnaissent mutuellement comme deux grandes nations, en général et en cuisine en particulier.
La France et le Japon, homologues culinaires
Ce qui explique cette complicité et ce respect réciproque, c’est sans doute la richesse dont chacun de nos pays dispose, et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, nos deux cultures possèdent l’une comme l’autre deux faces, celle du très populaire, du rustique, du vulgaire, et celle du raffinement ultime, de l’absolue délicatesse.
Des grosses platrées de curry à la nourriture parfois grossière des izakaya japonais, des potées auvergnates aux cuisines sans chichis de nos restaurants familiaux, nous avons le même goût pour le même style culinaire. Tout en disposant, dans un même temps, d’un choix illimité d’options partant des formes les plus populaires jusqu’aux plus élaborées de la restauration.
Car en France comme au Japon, la même culture, les mêmes traditions englobent et contiennent ces deux facettes, l’une popu, l’autre précieuse, qui se tournent parfois le dos, même si elles tendent à s’allier et se reconnaître de plus en plus. Comme les Nippons, nous avons quelques-uns des meilleurs chefs et établissements au monde, une clientèle exigeante car habituée à certains standards, un art culinaire ancien et complexe. Nous aimons la sophistication comme la simplicité, nous adorons manger et nous en parlons sans arrêt.
D’ailleurs, si vous ne parlez pas japonais et que vous vous demandez parfois ce qu’ils se racontent entre eux, sachez-le, il y a de très grandes chances, quel que soit l’endroit et le moment, qu’ils discutent de nourriture. C’est une passion. Il sont fiers, comme nous, de leur héritage gastronomique et ne s’en lassent pas.
La culture du terroir, un trait bien français… et bien japonais
D’un point de vue pratique, leur cuisine, comme la nôtre, est variée, aussi bien en termes de formes que de techniques, d’ingrédients et d’influences. Nous possédons de vastes territoires aux climats et ressources multiples, qui permettent le développement d’une culture du terroir, aussi importante pour eux que pour nous. Les régions ont leurs spécialités, leurs traditions propres. Et comme les deux pays disposent de températures très proches, leur faune et leur flore – et donc leurs ingrédients – se font parfois écho.
Bref, la France et le Japon ont tant de points communs que je n’ai jamais douté que la fusion de nos cultures culinaires respectives puisse fonctionner. Certains chefs français comme Passard ou Gagnaire, amoureux de l’archipel nippon, l’ont prouvé à maintes reprises. Mais Keisuke Matsushima va encore plus loin, en ne puisant pas simplement dans des patrimoines nationaux mais en s’appropriant un répertoire régional et en s’immergeant dans une culture qu’il saisit parfaitement.
La cuisine niçoise transcendée
Il vit à Nice depuis 10 ans et on sent imméditament qu’il a fouillé, cherché, qu’il s’est intéressé, passionné pour la cuisine locale. Il a parcouru les marchés, rencontré les producteurs, goûté à tout. Quand vous entendez un chef japonais vous proposer des gnocchi merda di can (comprenez gnocchi crottes de chien en français, spécialité niçoise par excellence), si vous êtes du coin, vous serez aussi surpris que ravi. Ravi parce qu’en maîtrisant les classiques de la région, en les sublimant même, Kei vous flatte, il vous montre combien il a aimé et choisi votre culture d’origine. Il la valorise, la respecte et la transcende.
Tout l’intérêt de ce restaurant, c’est en effet la capacité du chef à aller au-delà du traditionnel tout en le célébrant. Il a opté pour des formes pures et un style raffiné et apporte donc une touche de sophistication aux plats les plus populaires, mais surtout, il met du Japon dans votre assiette, et vous dégustez ainsi un petit bout de Nice qui parle Japonais. C’est à mon avis ce qu’on fait de mieux par chez moi, et je vous invite à venir goûter aux merveilles qu’on y sert, vous ne serez pas déçus. J’adresse au passage mes respects au second de cuisine Takeshi Otomura.
Si vous souhaitez aller plus loin, sachez que Keisuke Matsushima possède un autre restaurant à Nice, Saison, plus franchement japonais que niçois et lui aussi fabuleux, ainsi qu’un autre à Tokyo, également étoilé. Personnellement, je suis une grande fan, et j’y mangerai encore aussi souvent que possible, en espérant pouvoir en reparler très bientôt.
Plutôt juste ta mise en perspective de nos cultures culinaires, et tu as raison, je ne connais que les japonais pour parler autant de nourriture que les français, et aussi les italiens il me semble.
Belle table, on n’est pas dans la fusion food inutile et frimeuse, mais dans de la vraie sensibilité aux produits. Sur ce dernier point, la tradition italienne est à mon avis plus forte que la française, où les plats étaient très souvent brouillés dans des sauces et des graisses à n’en plus finir, très bons mais pas « nets ».
S’il y avait la mer (une vraie avec des marées, j’entends), je pourrais vivre à Nice, j’ai fait le marché Cours Saleya au printemps dernier, avec un énorme regret de ne pouvoir rester cuisiner. Cela dit, je me la suis joué à la Ecco, Voyage avec des supions, et ça a bien coulé dans le TGV ;-))
Tu dois avoir raison pour les traditions française et italienne, je connais bien moins la France que toi et après tout, à Nice on est un peu italiens sur les bords. Mais il y a aussi un manque de définition dans une certaine cuisine popu japonaise, les espèces de ragoûts rustiques du Nord et les plats pas chers des villes sont souvent très lourds, très gras, très gloubi-boulga, et pas très élégants pour ne pas dire carrément moches parfois. Ils ont véritablement les deux extrêmes, comme nous.
Et c’est vrai que la marée manque au bord de la Méditerranée, c’est sans doute pour ça que je n’ai jamais pu me passer de la Normandie chaque été. Et à l’inverse de toi, je prenais le train du retour avec mes Saint Jacques et ma crème fraîche 1000% de matière grasse…