A la poursuite de la crevette cerise
C’est l’histoire d’une quête, celle de la crevette cerise, dans la préfecture de Shizuoka. On m’a vanté les mérites de ce tout petit crustacé rose comme une cerise, que l’on appelle en japonais sakura ebi. On la mange crue en sashimi, frite en tempura, séchée en furikake, mais aussi marinée, réhydratée etc.
La crevette cerise (Sergia lucens, à ne pas confondre avec la Neocaridina heteropoda, crevette cerise elle aussi, mais d’eau douce, et seulement à Taïwan) doit son nom à sa couleur rose vif. En réalité, je devrais l’appeler « crevette fleur de cerisier », ce qui serait une traduction littérale de son nom japonais. Mais c’est bien trop long, et puis je fais ce que je veux, ils n’avaient qu’à lui donner un nom en français, d’abord.
Elle est minuscule, en moyenne 4 centimètres, et encore, en comptant ses antennes qui sont plus longues que son abdomen. On la trouve seulement au large de certaines régions du Japon et de Taiwan. La journée, elle dort par 200 à 300 mètres de fond, et la nuit, elle remonte se balader plus près de la surface, entre 20 et 50 mètres de profondeur, pour se nourrir de plancton et des poubelles des autres animaux marins, bref c’est le ramasse-miettes des océans.
Chaque crevette cerise vit environ 15 mois, juste le temps de pondre, l’été venu, en moyenne 2300 oeufs. Mais ce qu’il y a de plus chouette, c’est que ce petit crustacé est phosphorescent grâce à 157 photophores disposés le long de son corps. La nuit donc, lorsqu’elle remonte, c’est un festival de lumières roses.
Seulement deux ports de pêche à la sakura ebi dans tout le Japon
Au Japon, on ne la pêche que dans une seule région : la baie de Suruga, qui regorge de poissons et crustacés variés. Il y a deux saisons pour cela, d’environ 4 à 6 semaines chacune, au printemps, d’avril à juin et en automne, d’octobre à décembre. C’est une activité très récente. Les Japonais ont commencé à capturer ces mini-crustacés en 1894, car ils n’avaient pas la technologie nécessaire auparavant. En effet, nous allons voir cela en détail, c’est une pêche complexe qui nécessite un équipement surprenant.
Dans la baie de Suruga, il y a deux villes importantes pour cette crevette, les deux seules où la pêche est autorisée : Kambara et Yui. Qu’à cela ne tienne, je me mets en route pour Kambara. On y fait sécher les sakura ebi sur de grandes bâches noires devant le mont Fuji, spectacle magnifique : c’est un tapis rose à perte de vue, avec le volcan derrière. Un petit trajet en train à partir de Shizuoka et me voilà à Kambara.
Oui mais voilà, Kambara c’est une petite ville moche devenue cité industrielle qui pue l’usine de papier (je ne sais pas si vous vous êtes déjà baladé près d’une usine de papier, l’odeur est insoutenable, ça sent le poison) et emprisonnée dans une cuvette. D’un côté, vous avez les montagnes et le volcan, de l’autre, un impressionnant mur incurvé pour briser les tsunami, bref, charmant.
Si le mur ne suffit pas pour arrêter la vague, vous êtes mort, mille fois mort, coincé par la montagne. Si le volcan entre en éruption, vous êtes mort, mille fois mort, barricadés derrière le mur. Une excellente idée tout ça.
La marche est longue depuis la gare jusqu’aux champs de sakura ebi. Sur le chemin, je vois un beau panneau de la ville orné de crevettes, on y est, on est tout proche, on y croit fort. Mais le beau temps n’est pas de la partie et les nuages menaçants on décidé les travailleurs à ramasser les crevettes, laissant les bâches désespérément vides. C’est loupé pour Kambara, mais je n’abandonne pas là.
Le jour suivant, je retente le coup, cette fois à Yui, joli petit port de pêche « romantique » d’après la brochure, le plus grand du Japon pour la sakura ebi. La ville est tout en longueur, la rue est étroite, les façades juste défraîchies et colorées comme il faut, c’est très mignon, la brochure ne mentait pas trop. Le port n’est pas loin, un panneau-crevette, on y est, on est tout proche, on y croit fort.
Yui, le plus grand port de pêche à la crevette cerise
Sur le chemin, je vois des machins en train de sécher, je m’approche, et non, ce ne sont pas des sakura ebi mais des alevins de sardine, je ne dis pas que c’est mal mais je ne suis pas venue pour ça, je passe donc mon chemin.
Au port, enfer et damnation, tous les bateaux sont à quai. Ils partiront pêcher plus tard dans l’après-midi. Serait-ce mauvais signe ? Il semble qu’ils ne soient pas sortis hier, on risque donc de ne pas voir une seule crevette. Mais on tente le coup en allant dans un restaurant dans l’espoir d’en manger.
Malheureusement, pas de sashimi de crevette au menu aujourd’hui, il a fait trop mauvais hier pour que les hommes puissent aller pêcher. Mais les sakura ebi ne sont pas pour autant totalement absentes, car elles se conservent très bien une fois séchées. On les décline sous toutes les formes.
D’abord, il y a le kakiage, un beignet de lamelles de légumes et de crevettes entières. En clair, c’est de la tempura. Pour la petite histoire, le mot tempura vient du latin tempora, le temps. Car la friture japonaise vient en fait des jésuites portugais qui l’ont introduite au milieu du XVIe siècle. Ils appelaient ça Peixinhos da horta. Le mot tempora faisait référence au Carême, aux Quatre-temps – ad tempora quadragesimae – et aux vendredis où l’on ne mangeait pas de viande mais des légumes ou du poisson. En l’occurrence, frits en beignets.
Il y a aussi une soupe miso aux crevettes séchées, wakame et clam.
Et puis des sakura ebi marinées dans une sauce sucrée et parsemées de gaines de sésame blond grillées, délicieuses.
Enfin il y a un bol de sashimi, mais sans crevettes dedans. A la place, ce sera du thon, de la dorade, des alevins de sardine et une fleur. Comme dans tout menu japonais, on a évidemment du riz et des tsukemono (des petits légumes en pickles), et en dessert, deux fraises.
Lorsque nous regagnons le port, le temps est en train de se couvrir. Les marins se préparent à sortir en mer, ils mettent en place leurs filets, se chargent en glace pour conserver les précieuses crevettes au frais, et en eau pour faire du thé ou du miso à bord – ça caille la nuit en mer à Yui – mais surtout ils s’arrangent entre eux pour organiser la pêche. Car ici les bateaux marchent par paire.
Pêcheur au Japon, un métier extrêmement organisé et auto-régulé
Les filets pourpres seront tendus entre les deux embarcations. On va chercher les crevettes entre 20 et 50 mètres de profondeur, de nuit. L’un des bateaux gère la remontée du filet à mesure que l’autre s’occupe de siphonner son contenu. Les crevettes cerise étant plus légères que les autres prises, elles sont les seules à être aspirées. On peut ensuite terminer de remonter le filet normalement.
Il y a 84 bateaux à Yui, 42×2, et 36 à Oi, le port de Kambara, 18×2, chacun embarquant 3 hommes. Ces chiffres sont invariables. Au total, dans tout le pays, cela fait donc 120 bateaux. La profession de pêcheur en général est extrêmement organisée au Japon. Chaque port de pêche est une association de pêcheurs dont on est obligé de faire partie pour exercer le métier. L’association auto-détermine le nombre de bateaux et de pêcheurs autorisés dans le port.
Tous les bateaux sont exactement les mêmes, tous consomment la même quantité de carburant, la facture globale est donc partagée par l’association. De même, les prises sont mises en commun et les revenus seront répartis équitablement. C’est en quelque sorte un régime communiste qui fonctionne très bien. Je suis admirative.
A Yui, en 1968, les pêcheurs de sakura ebi ont été les premiers du Japon à fixer leurs propres quotas de pêche, ainsi que les deux saisons d’activité, l’une précédant et l’autre suivant la période de reproduction. Ils ont en effet compris rapidement qu’ils ne disposaient pas de ressources infinies et ont préféré se donner des limites claires qu’ils ont eux-mêmes estimées plutôt que de prendre le risque d’éteindre une espèce rare qui leur assure un revenu confortable.
Les marins arrosent leurs bateaux avec un peu de sake et de sel, pour porter bonheur, et il est temps de partir, la nuit tombera bientôt. A cause des marées, ils seront de retour tôt dans la nuit, vers minuit, heure à laquelle ils débarqueront des cargaisons de petites crevettes frétillantes. Et évidemment, je ne serai plus là pour voir ça. Karamba, encore raté. Cette fois je dois me résoudre à laisser tomber ma crevette cerise, je suis attendue dans les champs de wasabi.
Épilogue
Un an et des poussières après cette vaine quête, je retourne dans la préfecture de Shizuoka, cette fois en août. Et complètement par hasard, je tombe sur des sakura ebi crues au supermarché du coin à Shimizu. Une dégustation s’impose. Avant cela, petite séance photo, afin de donner une idée de la taille de ces minuscules crustacés.
Sur le montage ci-dessus, vous avez à gauche la crevette géante tigrée philippine, la plus grande crevette du monde, et à droite, la sakura ebi, la plus petite espèce à finir en sashimi. La crevette géante tigrée est en moyenne 700 à 1000 fois plus grosse que la sakura ebi.
Question goût, la sakura ebi est surprenante : je l’imaginais très sucrée, comme le sont plus ou moins toutes les espèces de crevettes que les Japonais mangent crues, mais ce n’est pas le cas. Bien salée, bien iodée, sa chair n’est pas du tout croquante. Elle se mange entière, avec ses antennes et ses pattes qui se coincent entre les dents. Bref, je la préfère frite ou séchée, car elle devient croustillante, ce qui lui va bien mieux. Une dernière image pour la route, je vais finir mon assiette de sashimi.