Histoires de crabes : le crabe chinois
L’automne en Chine orientale, c’est la pleine saison du crabe chinois ou crabe poilu de Shanghai, que les Anglais appellent avec beaucoup d’humour et de pragmatisme « mitten crab » – crabe à mitaines – en raison de ses poils aux pattes. Ce petit crustacé fait des ravages dans son pays d’origine, où il se vend à des prix effarants, mais aussi chez nous, et ce dans un tout autre registre. Il serait en effet en train de causer un joli petit désastre écologique. Venez, je vais vous le présenter.
Le petit crabe poilu ou Eriocheir sinensis, en chinois dàzhá xiè / 大閘蟹, est à peu près deux fois moins grand qu’un tourteau. Il est vert foncé et le bout de ses pinces est clair et orné de poils. Il est un peu trapu, pas très joli, et il a tout particulièrement l’air de faire la tronche. D’ailleurs il faut se méfier de lui car c’est un violent : ses pinces sont toujours solidement attachées à l’aide de ficelle lorsqu’on le trouve sur les étals chinois, histoire d’épargner les doigts des vendeurs et clients.
On le pêche aux mois de septembre et octobre dans les estuaires asiatiques, de Corée jusqu’au Fujian en Chine, une province située en face de Taïwan. Ils passent la majeure partie de leur vie dans l’eau douce et retournent en mer pour se reproduire. Cette migration peut s’étendre sur 2500 kilomètres.
La région la plus réputée pour le crabe poilu, c’est le Jiangsu, dont le lac Yangcheng est un lieu de production très prisé, tout comme le fleuve Yangtse. De là, le crabe voyagera vivant jusqu’à Shanghai et Hong Kong, deux villes folles de fruits de mer, et sera vendu au prix fort sur les étals des marchés, à la sauvette dans la rue ou même dans des distributeurs automatiques dans certaines cités, c’est du délire total, à voir ici.
Le cours du crabe poilu, un indicateur économique
Ce prix est condidéré par des nombreux économistes spécialistes de la Chine comme un indicateur économique extrêmement fiable, appelé « The Hairy Crab Indicator », dont Keith Fitz-Gerald parle très bien dans cet article. Plus la Chine est prospère, plus les prix grimpent ; plus les prix grimpent, et plus la croissance chinoise s’annonce forte. Aujourd’hui, la moyenne se situe autour de 700 yuans ou 105 dollars le kilo (avec des variations considérables selon leur provenance) ce qui, en comparaison à nos tourteaux et en tenant compte du salaire moyen chinois, est tout simplement dingo.
Pourquoi les Chinois sont-ils prêts à payer si cher ? Lorsqu’un Occidental goûte au crabe chinois, il risque d’être déçu. Souvent servi simplement cuit à la vapeur, il présente une chair très grasse et dont les arômes ne nous laissent pas un souvenir impérissable.
Elle est pourtant considérée comme délicieuse ici car très forte en goût. Classée comme un aliment froid (yin), la chair de crabe sera souvent servie avec du gingembre (yang) qui réchauffe pour atteindre l’équilibre. Le gingembre, on peut le mettre dans du thé, de la soupe ou du vinaigre, bref, quelque chose qui apporte de la chaleur.
Mais surtout, ce dont on raffole en Chine, ce n’est pas la chair à proprement parler mais les oeufs. Lorsque les gonades – ou rogues – des femelles (leurs ovaires si vous préférez) sont mûres, elles renferment une quantité impressionnante d’oeufs d’un magnifique jaune vif.
Un aliment santé, oui mais…
Cette poche d’oeufs compressés, en France, on s’en fiche un peu, mais en Chine, c’est une délicatesse qu’on est prêt à payer une fortune. On l’appelle ici xiè huáng / 蟹黄 et on l’utilise depuis des millénaires dans la médecine traditionnelle.
L’illustration ci-contre est tirée de l’ouvrage Materia detetica, en chinois Shiwu bencao / 食物本草, un herbier en quatre volumes qui date de la période Ming (1368-1644). On n’y trouve pas seulement des herbes mais tout un tas d’aliments aux vertus médicinales qui sont décrits, illustrés et dont on apprend comment se servir. Parmi eux, il y a la fameuse rogue de crabe, dont on fait de l’eau d’oeufs de crabe, qu’on appelle en chinois xiè huáng shuǐ / 蟹黄水.
La matière jaune est placée dans un récipient en laque rempli d’eau. On les mélange ensuite jusqu’à ce que les oeufs soient dissous. La solution liquide obtenue était autrefois utilisée pour traiter les épidémies, l’épilepsie, l’érysipèle (une infection cutanée) et bien d’autres choses. Aujourd’hui, l’oeuf de crabe reste considéré comme un produit noble et un ingrédient santé.
La chair a elle aussi ses avantages : elle est pleine de protéines et d’acides aminés, dont le glutamate dont les Chinois sont de grands fans. On dit d’elle qu’elle est bonne pour la circulation sanguine, les os et contre la tuberculose.
Oui mais, le grand problème, c’est la provenance de ce petit crabe. Les estuaires de l’Est chinois, plus particulièrement ceux des provinces dont le crabe chinois le plus réputé est issu, sont de grands bassins industriels. Comme il résiste très bien à la pollution, il continue à y prospérer. Au bout de quatre à cinq ans, les jeunes ont atteint leur maturité sexuelle et sont bons à pêcher, mais gorgés de polluants divers. Bref, pour l’aliment santé, il faudra repasser. C’était volontiers vrai durant la période Ming, mais l’industrialisation de la Chine fausse la donne.
Le tueur fou des milieux aquatiques européens
L’autre souci majeur du crabe chinois, c’est que cette espèce invasive a été introduite en Europe par accident en 1912. Voyageant dans les eaux de ballasts d’un navire venant d’Asie, il s’est implanté dans un fleuve allemand, le Weser. De là, il a colonisé le continent entier, tous milieux aquatiques confondus, remontant parfois les cours d’eau à plus de 100 kilomètres de la mer.
Il creuse ses terriers le long des berges des fleuves et s’attaque aux espèces locales, menaçant de nombreux écosystèmes. Et comme nous ne le pêchons pas, il prospère et tue joyeusement toute source de nourriture potentielle. Au Royaume-Uni, on le déteste particulièrement car il se régale des oeufs de saumon et assassine les écrevisses, comme on peut le lire dans cet article.
Pour finir, un petit conseil si vous vous trouvez en Chine et que vous faites le marché : en cette saison, vous trouverez des crabes poilus et des kakis magnifiques, mais ne mangez jamais les deux simulanément. Les abondants tannins du kaki mélangés aux protéines du crabe donnent un résultat catastrophique : ils s’amalgament dans l’estomac pour former des bézoards – aussi appelés « perles d’estomac », des amas solides dont on ne se débarasse pas – et mènent à des indigestions voire bien pire.
Bref, si vous ne craignez pas la pollution et que vous en avez les moyens, le crabe poilu de Shanghai vous attend, dépêchez-vous, la saison touche à sa fin.
Ah mais je ne connaissais pas ce crabe, il n’est pas encore arrivé en Bretagne à ma connaissance… sinon je le pêcherai et je me lancerai dans l’installation de distributeurs, l’idée me plait beaucoup ! N’empêche que c’est vrai qu’il n’a pas l’air commode et que la camisole de force lui va bien…
C’est très bon les oeufs de crabe, et encore plus ceux de homard !
J’avoue que c’est génial : http://observers.france24.com/fr/content/20101028-distributeur-chinois-pincent-crabe-metro-nanjing-chine-crustaces?page=40
Le camisol empêche d’abimer la marchandise, par exemple, perdre les pattes etc. Une crabe manquée de pattes vaut beaucoup moins cher. Vu que ça coute, on comprend la prévention.
Oui c’est vrai, c’est la fin de saison presque. En ce moment, on préfére les mâles qui sont dodus. la saison des femlle est finie.
Merci Luna pour tes précisions ! Est-ce aussi cher en Corée ?
Non, en Corée il n’existe pas, mais entre les gastronomes, elle est bien connue sous le nom de la crabe de Shanghai. il y a des amateurs qui y vont à la bonne saison.
C’est la pleine saison, il faut en profiter !
A Hong Kong on le mange façon Spicy Crab 辣蟹, un régal et pour le coup ce n’est pas fade.
Merci pour tes articles c’est tjs un immense plaisir de les lire.
Merci Alex, toujours chouette d’avoir des infos supplémentaires de ta part ! J’avais pris ces photos l’an dernier à Hong Kong, je ne sais pas si les prix ont augmenté depuis, je n’y étais pas cette année… Tu me diras si tu as vu une hausse significative, ça m’intéresse !
Ayant la double culture, je ne suis pas surpris que les Chinois n’aient pas cette attention particulière des risques sanitaires liés aux polluants et autres.
Le polluant, tant qu’il n’est pas visible, n’existe pas. Tant qu’il ne nous rend pas malade sur le coup, il n’existe pas.
Du coup, c’est clair que le côté « santé » de l’aliment passe à la trappe…
Ceci dit, ce crabe est particulièrement bon. Mais je crois savoir que les « riches » évitent aujourd’hui ces aliments qui font la réputation de la Chine dans le monde: après les scandales sanitaires, en voilà d’autres dont ils auraient pu s’en passer…
J’ai toujours voulu les gouter, en les voyant sur les étals dans les rues de HK. Mes copines hkgaises m’assuraient que les crabes étaient délicieux, mais j’ai toujours eu quelques doutes sur la qualité, vu leur provenance, (sans jamais le leur dire pour éviter de froisser leur susceptibilité en insinuant que la Chine se fiche complètement de l’environnement)
Du coup, après ton article très interessant, je n’en mangerai pas… (c’était peut etre pas l’effet escompté… dsl)
Bon, en même temps, la provenance indiquée ne veut souvent rien dire du tout : http://www.chinadaily.com.cn/en/doc/2003-10/21/content_274117.htm
Justement comme le sujet est polémique, le gouvernement HK avait lancé en Octobre une série de contrôles sanitaires sur les crabes d’importation chinoise. Sur les 102 contrôles effectués, tous étaient satisfaisants. Même si le rapport dit qu’il est conseillé de bien cuire le Crabe, de bien enlever les organes digestifs, de le manger vite et ne pas le conserver à température ambiante.
J’ai lu ça là : http://www.singpao.com/xw/gat/201210/t20121030_398186.html
Effectivement mais ils ne précisent pas quels sont ces seuils satisfaisants, du coup l’article manque un peu de chiffres, c’est dommage…
Comment j’ai pu raté ton blog où il y a plein d’articles intéressants! Je te garde en favori précieusement. Bonne journée.
Merci, du coup je me suis précipitée sur le tien, génial, plein de nouvelles recettes à tester !
Je suis a HK et j’ai mangé des crabes avant de lire votre article. Franchement le goût est fade rien avoir avec les merveilles bretonnes!
Je suis d’accord… Je préfère nos beaux tourteaux moi aussi, mais visiblement ce qui plaît chez ce crabe, c’est sa chair très grasse et les vertus qu’on prête à ses gonades. Enfin, les Chinois et nous ne sommes pas à une différence près, surtout en termes de goûts !
Grande amatrice de fruits de mer devant l’éternel, j’ai pu en déguster a Shanghai il y a quelques mois.
Personnellement, j’ai tellement aime que j’en ai mange presque tous les jours pendant mon séjour . C’est en effet très gras mais j’ai beaucoup apprécie ce coup de beurre du coffre qui m’a un peu rappelle un petit mélange entre les etrilles & les araignées de mer.
Et il est super ton blog. Je vies en Asie du Sud-Est et je peine a trouver des recettes ou des articles foody sortis des sentiers battus, surtout que j’ai des gouts culinaires aventureux. Merci !
Bonjour Camille,
Je découvre votre blog aujourd’hui et c’est un régal ! Une mine de découvertes !
J’ai un frère qui vit à Shanghai depuis 6 ans et qui m’a fait découvrir pas mal de choses, comme les oeufs de cent ans et les moon cakes, qu’il m’a décrits mais que je n’ai pas encore goutés. Mais là, je me régale de vous lire ! Merci pour ce blog et continuez à nous raconter tout cela avec votre humour bien agréable.
Avec ma femme on les a goûté cru avec une liqueur sucrée dans un resto de Shanghai,un vrai régal .on ne cherche plus que ça mais pas facile de les trouver cru dans les resto ailleurs.