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Inagiku, le meilleur japonais des Philippines
Il existe de fantastiques restaurants japonais. Je garde un souvenir ému de mon premier repas chez Guilo Guilo, dans le XVIIIème arrondissement de Paris, ou de l’exquis kaiseki dégusté chez Kanihonke, un établissement de Sapporo spécialisé dans le crabe royal. De nombreux restaurants japonais valent le détour, au Japon comme à l’étranger. Mais à mes yeux, le meilleur d’entre tous, c’est Inagiku. C’est la fierté du Shangri-La de Manille. Comme se plaît à le dire son manager Yoshio Ishikawa, Inagiku a été souvent imité à travers les Philippines depuis son ouverture, il y près de quinze ans, mais jamais égalé. Il regrette même de ne pas avoir de concurrents dignes de ce nom à Manille.
On y trouve des restaurants japonais corrects certes, mais aucun n’arrive à la cheville de celui-là. Yoshio espère que l’ouverture prochain d’un hôtel Raffles en face du Shangri-La, qui aura lui aussi son japonais, changera la donne. « La compétition nous fera du bien, un peu de challenge, c’est motivant », dit-il avec un grand sourire. Et il n’exagère pas, Yoshio. Personne n’est là pour relever le défi de l’excellence dans la tradition, ni celui de la créativité. C’est un peu triste. Inagiku fait des maki aux asperges et à la mangue ? De la glace sur teppanyaki ? Les autre suivent, mais ne rendent pas la pareille.
La première fois que j’ai mangé chez Inagiku, j’ai poussé des cris à chaque bouchée. J’avais pris un menu teppanyaki. Chaque coquille Saint-Jacques, chaque asperge, chaque morceau d’algue était à tomber à la renverse. Un repas divin, des amuse-bouche au magret de canard jusqu’à la crème glacée au sésame noir, pour à peine 20 euros. Il fallait y retourner.
Wataru Hikawa, le meilleur chef japonais d’Asie
Cette fois, j’en ai profité pour interviewer le chef, Wataru Hikawa, couronné meilleur chef japonais d’Asie – hors Japon – au World Gourmet Summit de Singapour en 2005. Il n’est pas bavard, Wataru, presque austère. Mais en cuisine, s’il maîtrise ses classiques avec une rigueur exemplaire, Wataru sait aussi se marrer, vous le verrez plus loin. Après un court entretien dont je vais vous livrer la substance, il décide donc de passer aux fourneaux, sachant que sa cuisine vaudra tous les mots du monde.
Il a d’abord été formé au Japon, puis a commencé à y oeuvrer en tant que chef, « mais un chef, chez nous, doit savoir tout faire. Et avoir au moins dix ans d’expérience. Avant ça, c’est apprenti ». Ensuite, direction Singapour où son histoire avec le groupe Shangri-La commence. Nadaman, le restaurant du palace, l’engage en tant que chef. Une place prestigieuse : Nadaman fait partie du groupe du même nom, spécialisé dans le kaiseki haut de gamme depuis 1830. C’est le chouchou des empereurs et autres officiels. Il y a rencontré Yoshio, qui dirigeait l’établissement à l’époque. Lorsque Yoshio a pris la tête d’Inagiku il y a douze ans, il a exigé le meilleur chef. Bien entendu, c’est Wataru qu’il voulait.
Wataru Hikawa a donc rejoint l’équipe d’Inagiku il y a 10 ans. Comme l’explique Yoshio qui s’amuse à faire rougir le timide Wataru, « seul un hôtel comme le Shangri-La peut s’offrir un chef de son rang ici ». Aucun restaurant privé ne pourrait en effet avoir un chef de cette qualité, ayant fait ses classes au Japon, puis dans le plus prestigieux groupe de restauration japonais, et importer des mets aussi rares et chers que le boeuf de Kobe ou le thon rouge tout en pratiquant des prix aussi abordables. La banqueroute serait inévitable quoi qu’il arrive : soit parce que les additions ne seraient pas assez élevées, soit, si elles l’étaient suffisamment, parce que personne aux Philippines ne pourrait s’y offrir un repas. Ce n’est pas le cas au Japon, à Hong Kong ou à Singapour, où la note atteint immédiatement des sommets. « Et parfois, ajoute Yoshio, ce n’est même pas justifié… »
Respecter les saisons et garder le sens de la mesure
A ce propos, je suis interloquée par la question des poissons rares comme le thon rouge et l’albacore, que Wataru utilise fréquemment. Je demande donc à Yoshio comment il voit la pénurie à venir. « Pour les années à venir, la raréfaction sera facile à compenser en payant toujours plus cher », explique-t-il. « Là où la situation va commencer à devenir véritablement critique, c’est à plus long terme. D’ici une à deux générations, il faudra probablement tout revoir, il n’y aura vraiment plus rien. Déjà parce que le thon est un best seller dans tous les japonais du monde, mais aussi parce que ce type de restaurant prolifère partout, c’est la grande mode. Le monde entier mange des sushi de thon. »
Selon lui, pour le moment, pas question de supprimer totalement ces mets classiques du menu. « Il est par contre évident que nous ne les servons pas en dépit du bon sens. Nous respectons les saisons, et gardons le sens de la mesure. S’il n’y a pas de thon frais aujourd’hui, nous n’en servirons pas. Nous ne courons pas après des produits introuvables, nous faisons avec ce que la nature a à offrir. L’ingrédient phare de la pêche du jour sera la star du menu. C’est ce que n’importe quel restaurant digne de ce nom doit faire, c’est un principe de base de la cuisine japonaise. »
Pour en revenir au Shangri-La, le palace tient à son Inagiku. C’est son bijou, sa vitrine. Le restaurant tourne donc à perte, pour le plus grand plaisir de mon porte-feuille. Un bon repas complet ici coûte entre 15 et 30 euros. C’est si peu cher que certains businessmen japonais ont décidé d’en faire leur cantine. Pour satisfaire ces clients exigeants et réguliers (sans compter les ministres et autres VIP japonais et étrangers), Yoshio met un point d’honneur à ce que la qualité de sa cuisine soit irréprochable à chaque service, toute l’année. Le restaurant ne ferme jamais. 150 clients sont servis deux fois par jour. Et l’excellence est toujours au rendez-vous.
Tartare de saumon, boeuf de Kobe et défilé de plats d’automne
Les spécialités de la maison sont variées. La carte du restaurant est longue comme le bras. Inagiku se doit en effet de réaliser à la perfection tous les plats traditionnels classiques que n’importe quel Japonais viendra rechercher. Nous pourrons ainsi goûter un tartare de saumon au mirin et aux oeufs de poisson volant en entrée. Puis vient le sukiyaki au boeuf de Kobe que Yoshio cuit pour nous avec amour.
Ce qui est également traditionnel chez Inagiku, c’est le respect des saisons. Nous sommes en septembre, c’est donc l’automne, même si la chaleur moite de Manille nous le fait oublier. Les champignons sont donc à l’honneur. D’abord dans ce plat extraordinaire : une pièce de bar aux champignons shiitake sur un lit de wakame, enveloppés dans le meilleur kombu – une algue laminaire prisée pour sa saveur – cuits dans une croûte de sel. Le plat est à peine assaisonné, « le goût du kombu et des champignons suffit », explique Yoshio. C’est beau, simple, parfait.
Vient ensuite une papillote en aluminium, dans laquelle se trouve une nouvelle pièce de bar. Yoshio est confus. « Oh non, du bar, encore du bar, je suis désolé », mais Yoshio, je ne touche déjà plus terre, ce n’est pas grave. Cette fois, le bar a cuit à l’étouffée avec un assortiment de champignons variés (enoki, shiitake, nameko), et une sauce légère. Les goûts du poisson et des champignons sont ainsi laissés intacts, simplement parfumés. Là aussi, c’est simple mais grandiose.
Enfin un autre morceau de bar – et là Yoshio est contrit, mort de honte – et une crevette, tous deux fumés et servis dans le bois encore tiède. Des petits paquets cadeaux qui délivrent leur saveur jusqu’au coeur des fruits de mer. A côté, quelques racines d’automne à la sauce au sésame viennent parfaire l’assiette, ainsi qu’une petite sauce légère au radis qui amène un peu de piquant et d’acidité.
Vous prendrez bien un peu de papaye aux huîtres
Après la simplicité, Wataru peut à présent donner dans l’extravagance. Tout d’abord il s’amuse côté sushi, avec un duo de nigiri. Ceux de gauche sont au flet, un cousin proche du carrelet. C’est « le meilleur poisson » d’après Yoshio. Ils sont recouverts de ciboule et de piments rouges coupés en lanières aussi fines que des cheveux, puis grillées.
Je crois n’avoir jamais mangé un poisson aussi fondant. A côté, les nigiri à la coquille Saint-Jacques, fromage fondu et oeufs de poisson volant ne sont pas mal non plus.
Un dragon – très réaliste -composé de maki à la tempura de dendobranchiata vient ensuite. Oui, ce nom est affreux, on dirait un monstre. En vérité c’est une crevette royale, gigantesque. Nos gambas font grise mine à côté d’elle.
Le maki a des accents philippins : il est couvert de mangue. Par-dessus, les oeufs de poisson volant sont colorés en vert, orange et noir à l’aide pigments naturels. Les bouchées sont un calvaire à manger, car elles sont bien trop grandes, à cause du diamètre de la crevette. Mais le calvaire reste un régal.
Et enfin, cerise sur le gâteau, innovation parmi les innovations, Wataru se lâche complètement et nous sert une de ses créations qui a fait blêmir son équipe à première vue : la papaye fourrée aux huîtres. Ne faîtes pas cette tête-là. L’idée est déconcertante, j’en conviens. L’aspect est troublant. Ma curiosité est chatouillée.
On mange l’épaisse crème aux huîtres entières à la petite cuiller, en raclant la chair du fruit sucré au passage. La sauce, dont la composition est tenue secrète, est douce; elle a des origines laitières brouillées par l’iode et les saveurs tropicales puissantes. C’est sucré, c’est salé, c’est velouté. L’accord inattendu fonctionne si bien qu’on en oublie presque pourquoi on trouvait l’idée bizarre avant d’y goûter.
On pourrait continuer toute la vie, mais il faut savoir d’arrêter. Pour clore ce kaiseki de rêve, une glace au sésame noir, une autre au wasabi. Elles sont aussi féminines que masculines, s’équilibrant entre des goûts au caractère tranché et une texture crémeuse et délicate.
Je remercie Wataru et Yoshio pour leur accueil chaleureux et leur passion communicative. Inagiku c’est exceptionnellement beau et bon, c’est l’excellence dans la tradition et l’audace dans l’innovation. Et en plus, c’est abordable, financièrement et gustativement parlant. Certains grands chefs japonais peuvent en effet dérouter leurs clients étrangers, malgré leur savoir-faire sans faille. Bref, à ma connaissance, cette combinaison fait d’Inagiku le meilleur japonais… tout court.
Wow…j’ai salivé du début à la fin…Tu m’a donné envie de prendre un billet juste pou satisfaire ma curiosité et mes papilles!